DÉCÈS HORS COMBAT DANS L’ARMÉE ET ATTITUDE INAPPROPRIÉE DES AUTORITÉS

INTERVIEW EXCLUSIVE AVEC ZHANNA ALEXANYAN*

« L’État a une responsabilité envers les soldats qui sont à sa charge pendant les deux ans de leur service militaire mais nous constatons une indifférence totale de la part des autorités»

L’armée arménienne a payé un très lourd tribut à la terrible guerre de 44 jours qui a fauché la vie de très jeunes soldats, toute une génération, en laissant de nombreuses familles dans un état de désarroi et de souffrance absolue. Une année après la guerre, certaines familles cherchent encore les restes de leurs fils, maris ou pères dans les territoires passés sous le contrôle de l’Azerbaïdjan alors que d’autres attendent toujours le retour des soldats portés dis-parus ou détenus dans les geôles azéries. Des milliers de blessés s’efforcent de réapprendre à vivre avec des prothèses de membres et de surmonter leurs traumatismes psychiques.

Avant l’automne fatidique de 2020, l’armée arménienne était considérée comme «la plus combative de la région» et était toujours décrite en termes élogieux par la majorité des Arméniens. La moindre critique et toute allusion aux cas de corruption ou d’abus en son sein enclenchaient un énorme tollé dans la population. Les quelques personnes courageuses qui s’exprimaient régulièrement à ce propos étaient traitées d’«antipatriotes» voire de «traîtres à la patrie» et faisaient l’objet d’insultes et de menaces de mort. Cependant la débâcle militaire de l’année passée a exposé au grand jour la cruelle réalité et a suscité de sérieux questionnements sur la gestion de la guerre sur tous les niveaux. Le peuple arménien, et tout particulièrement les familles des soldats tombés pour la défense du droit des Arméniens à l’existence sur leurs terres ancestrales, attendent des réponses claires aux questions légitimes qui nous hantent tous de la part des autorités. Pourquoi en sommes nous arrivés là?

Un des sujets les plus sensibles, qui durant toutes ces années n’a pas reçu l’attention qu’il méritait, concerne les décès hors combat au sein de l’armée. Les chiffres sont consternants: 76 en 2015, 85 en 2016, 64 en 2017, 63 en 2018, 50 en 2019 et 100 en 2020 (selon les statistiques de Helsinki Citizens’ Assembly-Vanadzor). Après tant de morts causées par la dernière guerre, on s’imaginait que la vie humaine aurait davantage de valeur pour le commandement de l’armée, qui ferait tout pour exclure les pratiques susceptibles de provoquer des décès. Mais hélas, il n’en est rien! Pour le premier semestre de cette année, nous avons déjà 29 cas de décès hors combat.

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Zhanna Alexanyan est l’une des rares personnes qui dénoncent publiquement les violations des droits humains dans l’armée arménienne. A travers l’ONG Journalists for Human Rights  (JFHR) qu’elle préside, elle défend inlassablement les intérêts des victimes, fournit un soutien moral et une assistance juridique aux familles. Artzakank l’a rencontrée dans son bureau à Erevan en septembre 2021.

Artzakank: Comment et pourquoi avez-vous fondé l’ONG Journalists for Human Rights? Quelles sont ses activités?

Zhanna Alexanyan: En 2008, j’ai participé en tant qu’experte indépendante auprès de Human Rights Watch (HRW) aux enquêtes sur les évènements du 1er mars 2008. J’ai alors été invitée par ladite organisation pour exposer les faits devant le Congrès américain lors d’une séance consacrée à ces évènements. Arrivée avec du retard aux États-Unis à cause d’un problème organisationnel, je n’ai pas pu assister à la séance mais j’ai eu l’occasion de rencontrer des représentants de plusieurs organisations internationales de défense des droits humains telles que Freedom House, l’ICPJ (Inter-national Covenant for the Protection of Journalists), le HRW etc.. A mon retour, j’ai compris que je ne pouvais pas lutter seule contre les violations des droits humains en Arménie et j’ai créé en novembre 2008 l’organisation Journalists for Human Rights (JFHR).

JFHR est une plate-forme regroupant des journalistes d’investigation et juristes qui défendent les droits violés des citoyens en les rapportant dans les médias afin de sensibiliser le grand public à cette problématique. Grâce à la compétence de nos collaborateurs/collaboratrices en matière des droits humains, notre organisation bénéficie d’une bonne réputation et de la confiance des milieux concernés. En effet, le professionnalisme et l’objectivité jouent un rôle majeur dans la couverture médiatique des cas de violation des droits humains sans porter préjudice à ces droits.

A: Pourriez-vous nous parler du programme de JFHR intitulé « Responsabilisation et transparence au sein de l’armée sous le contrôle de la société civile »?

Zh.A.: Depuis les années 90, de nombreux cas de violation des droits humains et de violence étaient enregistrés dans l’armée mais ils n’étaient pas divulgués au public. Cet embargo sur l’information concernant l’armée existait depuis l’époque soviétique mais l’Arménie est un petit pays et ces cas finissaient par être connus. A partir de 1996, en tant que journaliste d’investigation j’avais souvent couvert les cas de violence et d’abus au sein de l’armée. En 2015, en collaboration avec l’ambassade de la Grande Bretagne, nous avons débuté ce programme avec l’accord du ministère de la Défense. J’ai pensé et je le pense toujours que la médiatisation objective de ces cas et les réactions soutenues du public contribueront à changer les choses. La même année, nous avons organisé avec d’autres ONG et activistes une grande marche de protestation à Erevan avec les photos des soldats tués hors combat, exhibées par leurs parents. Cela a eu un effet de choc sur le commandement de l’armée et nous avons été reçus pour la première fois par le vice-ministre de la défense. C’est ainsi que nous avons entamé notre collaboration avec ce ministère qui a commencé à prendre en compte les doléances de la société civile. Pendant nos rencontres, nous appelions les représentants du ministère à assumer leurs responsabilités pour prévenir les abus et les actes de violence et punir les auteurs. En parallèle, nous rencontrions les familles des victimes pour les soutenir dans leurs démarches juridiques et sociales.

Le programme a pris fin en 2016. Pendant quelque temps nous n’avons pas eu de financement, mais depuis quatre ans et demi nous bénéficions d’une subvention de l’organisation European Endowment for Democracy (EED) basée à Bruxelles qui nous permet de continuer nos activités.

Manifestation des mères des soldats tués en 2018 (newspress.am)

A: Les décès hors combat dans l’armée arménienne n’ont pas tendance à diminuer même après la guerre de 44 jours. Certaines histoires publiées sur le site de JHR font froid dans le dos. Étant donné que vous suivez ces cas depuis plus de 25 ans, quelles sont vos observations sur les vraies raisons de ces décès? Existe-t-il des mécanismes de prévention?

Zh.A.: Jusqu’à la fin des années 90, le nombre des décès hors combat était beaucoup plus important. Suite aux consignes strictes que Vazgen Sargsyan, ministre de la défense de l’époque, a donné aux commandants des divisions les chiffres ont nettement baissé. En ce qui concerne les raisons, je peux dire que souvent elles sont liées à des questions d’argent. Il y a aussi des cas de violence sexuelle ou autres commises à l’encontre de soldats vulnérables. La plupart des victimes sont des recrues qui viennent de familles défavorisées ou sont orphelins de père ou de mère. Avec l’aide de l’avocat et de l’expert qui travaillent avec notre organisation, nous examinons les dossiers des victimes, dont les familles, souvent très pauvres, s’adressent à nous, et les accompagnons tout au long des procédures judiciaires. Mais très souvent, les vrais coupables ne sont jamais sanctionnés ni les chefs des unités dans lesquelles plusieurs cas de décès sont enregistrés. Une grande partie des meurtres sont présentés comme des suicides même avant le début de l’enquête, et malgré l’existence de preuves flagrantes d’un homicide la qualification de suicide reste inchangée. Lorsque le décès est qualifié de suicide, vous ne pouvez pas imaginer la souffrance de la famille. Parfois le clergé n’accepte pas de célébrer les obsèques qui ont pourtant lieu avant la fin de l’enquête. Pire encore, nous avons des cas de « suicide » de soldats qui ont participé à la guerre de 44 jours et qui n’ont pas pu être enterrés avec les honneurs militaires qu’ils méritaient, ce qui est très injuste. Il arrive aussi que des innocents soient jugés comme auteurs et dans ces cas, nous prenons la défense des prévenus en même temps que celle des familles des victimes. Il est évident que la sous-culture criminelle et la corruption bien ancrées au sein de l’armée sont à l’origine de cette impunité. Malheureusement, les gouvernements successifs n’ont pas fait preuve de volonté politique pour mettre fin à ces pratiques. Au contraire, l’explication officielle est que ces jeunes apportent leurs « mauvaises habitudes » à l’armée …  C’est comme si l’on reprochait aux parents d’avoir mal élevé leurs fils!

Quant aux mécanismes de prévention, dans les années 2015-2016, le ministre de la défense de l’époque Seyran Ohanyan nous avait dit que dans chaque caserne il y avait un coin où l’on pouvait trouver des livres de conseils moralisateurs. Dans le passé nous avons organisé des séances de formation pour les collaborateurs du ministère de la défense. Il y a aussi les aumôniers de l’église apostolique arménienne mais, en discutant avec les soldats, je n’ai pas l’impression qu’ils interviennent pour régler ces problèmes. De manière générale, je pense qu’il suffit d’identifier et de punir les auteurs de quelques meurtres pour mettre un terme aux décès hors combat dans l’armée. L’État a une responsabilité envers les soldats qui sont à sa charge pendant deux ans de leur service militaire mais nous constatons une indifférence totale de la part des autorités.

A. Les récits troublants mettant en évidence la désorganisation au sein de l’armée pendant la guerre de 44 jours continuent d’agiter la société arménienne. Quelles sont les attentes des familles des soldats disparus de la part du gouvernement?

Zh. A.: Avec mes deux collaboratrices nous avons à ce jour rendu visite à une centaine de familles. C’est très dur pour nous sur le plan psychologique de voir une telle désolation surtout que, très souvent, il s’agit de familles très pauvres qui ont perdu leur fils unique ou d’enfants en bas âge dont le père a été tué ou gravement blessé. Nous les aidons dans leurs démarches pour obtenir les prestations sociales qui leurs sont dues par la loi. Il convient de préciser que l’État octroie une indemnisation aux familles des soldats tués et une pension aux handicapés de guerre.  Mais c’est notamment le manque d’empathie et l’attitude inhumaine des autorités qui font plus de peine à ces familles. Par exemple, nous avons des cas où les familles ont reçu un coup de fil leur demandant de se rendre sur le bord d’une route principale pour recevoir la médaille attribuée à leur fils ou père à titre posthume sans aucune cérémonie. C’est très blessant! Tout ce que ces familles demandent est qu’on n’oublie pas ces soldats tombés pour la patrie, qu’on parle de leurs actes héroïques et de leurs vies avant la guerre.

(© For Rights)

Par ailleurs, nous avons un certain nombre de crimes de guerre qui n’ont pas encore été élucidés une année après les faits. C’est le cas d’une unité de 73 soldats envoyée le 11 octobre 2020 à Hadrut, qui se trouvait déjà sous le contrôle de l’armée azerbaïdjanaise. N’étant pas accompagnés de leurs com-mandants et ne recevant aucune aide, ni information sur la situation militaire, ils ont tous été tués par les troupes azéries sauf 4. Une procédure pénale a certes été ouverte mais une année après les faits, les familles attendent toujours des réponses à leurs questions: Pourquoi et par qui leurs fils ont-ils été envoyés à une mort certaine? De surcroît, on ne leur a pas dit la vérité et elles ont dû frapper à toutes les portes à la recherche des corps ou des restes de leurs fils. Je me demande si les autorités com-prennent la douleur de ces familles! Avec les moyens limités que nous disposons en termes de ressources humaines et financières, nous suivons actuellement les dossiers de 5 de ces soldats dont les familles ne peuvent pas se permettre de mandater un avocat. Il y a beaucoup d’autres demandes mais nous ne pouvons malheureusement pas nous occuper de toutes.

Je peux citer également le cas des trois prisonniers de guerre qui sont revenus de l’Azerbaïdjan et qui ont été réintégrés dans l’armée pour finir leur service militaire. L’un d’entre-eux disait que leur commandant avait pris la fuite en les laissant seuls devant l’ennemi, et qu’après avoir été libéré des prisons azerbaïdjanaises il ne se sentait plus en mesure de porter l’uniforme militaire. J’ai soumis ce cas aux instances compétentes et on m’a dit qu’il n’y avait pas de loi leur permettant d’être démobilisés! Je me suis également adressée au Défenseur des droits humains. Finalement, ils ont été transférés au centre de réhabilitation de Dilijan, transformé en caserne, où ils sont restés quelque temps avant d’être démobilisés. Mais c’est un problème sérieux.

A: A votre avis, la société a-t-elle un rôle à jouer dans la prévention de la violence au sein de l’armée? Les familles des victimes sont souvent seules à manifester pour demander l’identification et la condamnation des vrais coupables. Pourquoi ne bénéficient t-elles pas d’un soutien plus important de la part de la société?

Zh. A.: Pour notre société, tout ce qui concerne l’armée est très sensible. Il est vrai aussi qu’après cette guerre avec son terrible bilan de morts et de blessés, ainsi que les récits de scènes de panique et de chaos qui se sont produites, peu de personnes réagissent publiquement. Mais vous avez raison, la réaction de la société aux actes de violence dans l’armée est très faible de même que le soutien public aux familles des victimes dans le cadre de leurs actions de protestation.

 (Propos recueillis et traduits de l’arménien par Maral SIMSAR)

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(*) Fondatrice et présidente de l’ONG « Journalists for Human Rights » (www.forrights.am), Zhanna Alexanyan est journaliste d’investigation et défenseure des droits humains qui travaille depuis 20 ans sur des cas d’abus, de harcèlement et de meurtre dans l’armée arménienne ainsi que sur les droits des LGBT dans le pays.

Diplômée de Warsaw School of Human Rights, elle a contribué en tant qu’experte indépendante à plusieurs projets de Human Rights Watch en Arménie, au Kazakhstan, en Ouzbékistan et en Ukraine. Elle a également dirigé des programmes en matière des droits humains financés par l’ambassade de la Grande-Bretagne, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), Open Society Foundation, Eurasia Partnership Foundation et Internews. Elle a été récompensée par le prix USAID/Promedia de la compétition du journalisme d’investigation (2000).

2021-11-24T18:20:23+01:00 04.11.21|ARMÉNIE & ARTSAKH, GÉNÉRAL, INTERVIEWS|