par Lerna BAGDJIAN
PORTRAIT
Parmi la première génération d’artistes arméniens de l’époque soviétique, deux sœurs ont marqué la sphère artistique internationale du siècle dernier: Mariam et Eranuhi Aslamazyan.
Mariam et Eranuhi sont nées respectivement en 1907 et 1910 à Bash-Shirak, un village de la province de Kars, situé en actuelle Anatolie. En 1918, suite à la première guerre mondiale, la province est remise à la Turquie, et comme nombreux Arméniens de la région, la famille Aslamazyan migre en direction d’Alexandropol (actuelle Gyumri). Entourées de 6 sœurs et un frère, les enfants ont été élevés par des parents inspirant à une modernité et fervents partisans de leur éducation et de leur émancipation sociale. Les deux sœurs grandissent entourées d’intellectuels et sont dès leur plus jeune âge exposées aux sciences humaines. Leur père, constructeur de moulins à farine, s’intéressait à l’importation de nouvelles technologies d’Allemagne, et invitait régulièrement chez eux grand nombre d’archéologues, architectes, historiens et artistes.
Mariam et Eranuhi intègrent toutes les deux l’école de peinture d’Alexandropol, la première école d’art de la Transcaucasie, qui voit le jour en 1905. Avant de poursuivre leur formation à l’étranger à Moscou, elles passent leurs études universitaires à Erevan, sous l’œil avisé des professeurs Stepan Aghafjanyan et Setrak Arakelyan, tous deux artistes influents dans la sphère des Beaux-arts arméniens de leur époque.
Leur carrière s’envole dès la fin des années 30, durant lesquelles elles participent à de nombreuses expositions au sein des républiques de l’URSS et à l’étranger. Elles exposent ainsi en Amérique latine, en Asie, en Afrique, au Caucase, au Moyen-Orient et en Europe. Des voyages qui mèneront à des rencontres nourrissant leur inspiration, tel que Indira Ghandi; Première ministre de l’Inde, dont Mariam admire la beauté et la ténacité et dont elle gardera un fort souvenir.
Leur travail ne se limite pas à la peinture: les sœurs ont collaboré avec plusieurs théâtres russes à la conception de scènes et de costumes, et ont créé des illustrations pour des revues littéraires. Elles maîtrisent également l’art de la céramique.
En 1987, les sœurs établissent leur propre galerie dans leur Gyumri natale. La Galerie des sœurs Mariam et Eranuhi Aslamazyan est l’unique musée nommé d’après des femmes artistes – et consacré aux femmes artistes – en Arménie. Les sœurs Aslamazyan ont continuellement représenté les femmes dans leurs propres styles distinctifs, soulevant des questions liées à l’identité féminine, au statut et aux codes moraux d’une société patriarcale traditionnelle.
L’art des sœurs a évolué à l’intérieur et au-delà du style réaliste-socialiste officiellement sanctionné. Le réalisme socialiste avait pour but de propager l’idéologie communiste et l’État soviétique à travers des représentations très optimistes et idéalisées de la vie soviétique et du prolétariat. Mariam et Eranuhi ont produit un certain nombre d’huiles sur toile et d’œuvres graphiques représentant des travailleuses du tabac en Arménie. La lithographie couleur de Mariam “Les travailleurs du tabac d’Arménie” (1940) parle de la glorification du travail humain collectif, l’un des thèmes phares du réalisme soviétique.
Bien que le paysage soit une thématique clef parmi les peintres arméniens, les deux sœurs sont connues particulièrement pour leurs nombreux portraits. Elles ont réalisé une série de portraits d’étudiants en Arménie ainsi que de ceux de pays visités lors de leurs nombreux voyages internationaux. Ceux-ci soulignent l’importance croissante de l’enseignement supérieur dans le monde et son impact sur les sociétés modernes.
Mariam et Eranuhi faisaient partie de ces artistes privilégiés envoyés en mission diplomatique à l’étranger pour promouvoir l’Union soviétique. De pays en pays, leur art détaille les aspects folkloriques et ethnographiques de la culture nationale et la diversité du statut social et des activités professionnelles des femmes.
Leur œuvre est également souvent consacrée au mode de vie traditionnel et à l’importance des traditions orales et de la mémoire collective, souvent réalisées par les femmes de la famille. Leurs tableaux s’inspirant de leurs souvenirs d’enfance au sein d’une grande fratrie mettent en évidence le rôle multiple des femmes dans la société contemporaine. Leur mère, souvent représentée, est ainsi une figure majeure de leur formation, tout comme de leur art.
Elles s’éteignent toutes deux en Russie, là où elles ont passé la fin de leurs jours. Leur art reste cependant bien vivant au sein des murs de leur galerie à Gyumri, qui vaut grandement le détour.