par Lerna BAGDJIAN
Parmi les nombreuses avancées techniques alliant art et science de ces derniers siècles, l’importance de la cinétographie est souvent sous-estimée. Cette méthode d’écriture des mouvements dans les domaines de la danse et de la chorégraphie a pourtant été essentielle pour l’ethnologie, et tout particulièrement pour les peuples en constante lutte pour leur survie.
L’une des figures majeures dans le Caucase est indéniablement Srbuhi Lissitsian.
Née à Tbilissi en 1893, Lissitsian est une figure de l’ethnographie arméno-soviétique. Elle est connue pour avoir mis en place une nouvelle méthode scientifique permettant de décrire précisément la danse folklorique en utilisant des techniques relevant de la cinétographie.
Lissitsian grandit à Tbilissi dans un contexte familial où l’étude de la culture arménienne est prédominante: c’est la fille du célèbre ethnologue Stepan Lissitsian et sa mère est également pédagogue et chercheuse.
Ses parents sont des figures proéminentes de l’ethnologie, ils publièrent plusieurs magazines, tels que “Hasker” au début des années 1920 et “Taraz” à la fin du 19e siècle. Stepan Lissitsian est notamment connu pour ses ouvrages sur les Arméniens du Haut-Karabakh, en étudiant dans différents villages les modes de vie, l’habillement, les cultures et les arts.
Lissitsian reçoit une formation musicale au Tiflis Music College, et poursuit ses études à Moscou, où elle étudie au département d’histoire et de philologie et se spécialise en littérature russo-romaine. Elle poursuit en parallèle des formations de danse auprès de studios reconnus.
À son retour à Tbilissi, elle fonde un studio de rythmique et plastique et d’éloquence, qui en 1924 est transformé en l’Institut rythmique de Tbilissi. Staline lui-même assistait à ses représentations et louait son travail. Il lui demanda notamment de faire connaître son travail en Occident, et elle fut donc envoyée en Allemagne plusieurs fois. Avec ses étudiants, elle visite de nombreuses villes de Transcaucasie, et effectue plusieurs tournées à Moscou.
Elle s’installe à Erevan dans les années 1930, et fonde l’école chorégraphique de Erevan. Lissitsian prend la direction de l’ensemble ethnographique, et devient la première directrice de l’école.
Elle poursuit ses recherches en Arménie, notamment en tant que chercheuse à l’Institut d’histoire de la culture matérielle, puis dans le secteur de la théorie et de l’histoire de l’art à l’Académie des sciences, tout en enseignant en parallèle à l’Institut d’art et de théâtre d’Erevan. Dès 1959, durant 20 ans, elle devient chercheuse principale à l’Institut d’archéologie et d’ethnographie de l’Académie des sciences d’Arménie.
En parallèle de ses recherches, elle chorégraphie de nombreuses danses folkloriques, écrit des représentations théâtrales, compose le fameux ballet “Narine”, et traduit de grands classiques d’auteurs arméniens, du russe vers l’arménien.
On compte plus de 3’000 danses répertoriées grâce au travail de Lissitsian. La technique de cinétographie qu’elle a créée permet d’enregistrer avec une précision mathématique la position du corps dans l’espace et d’analyser les mouvements et les mises en scène des danses et des représentations théâtrales. Son travail de recherche est identifié comme le premier sur l’histoire de la danse arménienne.
Au même titre que Komitas, connu pour son travail de recueil de chants et ses systèmes de notation, Lissitsian est réputée pour ses expéditions scientifiques dès 1923 au cours desquelles elle a enregistré de nombreuses danses folkloriques arméniennes, et a collecté du matériel ethnographique. Elle est d’ailleurs surnommée la “Komitas de la danse arménienne”.
Son ouvrage “danses anciennes arméniennes” paru en 1983 rassemble de nombreuses partitions, croquis de scène de danse, systèmes d’écriture, historique de danses. Il est devenu une référence dans la transmission de l’héritage de cet art au 21ème siècle. Son travail sur la danse a notamment été complété par nombreuses études sur l’Arménie païenne et sur la mythologie grecque, romaine et arménienne. Ses ouvrages se font rares et sont très sollicités.
Mère de l’ethnomusicologie en République soviétique, Lissitsian est une figure encore enseignée auprès des universités en Russie actuelle. En 2016, dans le cadre d’un colloque scientifique donné par le département des sciences humaines de l’université de St-Petersbourg, le système de Lissitsian est considéré comme l’un des 3 modes d’écriture de cinétographie les plus populaires au monde, aux côtés de ceux de Laban et Benesh.
Lissitsian s’éteint à l’âge de 86 ans et laisse derrière elle un patrimoine immense. Elle a jeté les bases de la science de la danse arménienne. Son successeur, Gagik Ginosyan (voir son Portrait dans le numéro 234 – juillet-août 2021 d’Artzakank), s’inspire grandement de ses travaux pour permettre la transmission de la danse, qu’il perçoit comme un art essentiel pour la préservation de la culture arménienne, et donc de la nation arménienne.
Après avoir étudié les systèmes d’écriture existants, elle met en place dans les années 1940 un système d’enregistrement des mouvements. Son ouvrage « Enregistrement de mouvement (Cinétographie) » (Запись движения (кинетография)) révolutionne l’ethnographie en URSS. Il est adopté par le Ministère de la Culture de l’URSS en 1980 et est utilisé dans nombreux ouvrages d’ethnologues russes.