« Il faut que les femmes prennent conscience de leur force et de leur capacité à s’organiser pour faire changer les choses »
Diplômée en sciences économiques (Université Mendes France de Grenoble) puis en commerce international (CCI Chambéry), en droit international humanitaire (Institut International des Droits de l’Homme de Strasbourg), Hilda Tchoboian est née à Alep, en Syrie. Elle a dirigé la Maison de la Culture Arménienne de Décines (1978-2010). Militante de la Cause arménienne, elle a joué un rôle central dans la reconnaissance par le Parlement européen du génocide des Arméniens du 18 juin 1987, puis elle a poursuivi son action auprès des institutions européennes pendant la guerre du Karabagh en tant que déléguée générale de la Cause arménienne auprès des institutions européennes (1988-1993), puis en tant que membre du Conseil Mondial de la Cause arménienne. Dès 2001 et jusqu’en 2011, elle a été la présidente-fondatrice de l’organisation paneuropéenne Fédération Euro-Arménienne pour la Justice et la Démocratie, dont elle a assuré la présidence jusqu’en 2011.
Depuis 1996, elle préside le Centre « Covcas » pour la Résolution des Conflits et le Droit dont elle a édité la périodique bilingue anglais-français « Covcas Bulletin ». Depuis 2015, elle est la co-présidente fondatrice de FAIR (France-Arménie International Réseau), une association de développement national et international de réseaux d’entrepreneurs et professionnels arméniens de France, de la Diaspora et d’Arménie. De 2011 à 2015, elle a été conseillère régionale Rhône-Alpes.
« Les visages oubliés« était le titre de votre intervention dans le cadre des conférences organisées au stand Arménie du Salon du livre 2017 de Genève sur la thématique des droits des femmes en Arménie et dans les pays voisins. Pourquoi qualifiez-vous de « visages oubliés » les personnalités féminines de l’histoire arménienne?
Parce que l’histoire est écrite par les hommes – comme partout et pas seulement chez les Arméniens – et les femmes tombent beaucoup plus souvent et plus facilement dans l’oubli puisque leur rôle dans la société n’est pas apprécié à sa juste valeur. Non seulement on exclut les femmes de la vie publique mais lorsque les femmes y jouent un rôle, il est de coutume dans toutes les sociétés d’oublier ce rôle. La raison en est que le rôle de la femme est toujours considéré comme auxiliaire à celui des hommes qui font l’histoire. Et dans l’histoire on parle de ces hommes-là et pas des femmes qui ont joué même des rôles de leader dans la vie publique. C’est pourquoi les visages oubliés doivent être rappelés.
Qui sont les femmes qui ont contribué à l’épanouissement des mouvements littéraires et intellectuels arméniens à partir du milieu du XIXe siècle, en commençant par le mouvement « Réveil » (Zartonk)? Quel impact leurs engagements ont-ils eu sur la société arménienne? Quel a été le regard des milieux arméniens sur ces femmes?
Je pense que l’émancipation des femmes s’est faite à la fois par la culture, par leur contribution à la littérature notamment, mais aussi par l’activisme des femmes dès le 19ème siècle. Zartonk était le mouvement des idées qui ont donné lieu à la lutte d’émancipation du peuple arménien. Les femmes étaient présentes non seulement dans la pensée qui a été à l’origine du Réveil national, mais aussi dans l’action qui a suivi la pensée. En ce qui concerne les intellectuelles, on peut citer 3 ou 4 noms représentatifs, mais qui sont loin d’être exhaustifs. Il y a eu toute une pléthore de femmes qui ont écrit, qui ont édité mais dont on ne parle plus du tout dans l’historiographie de la littérature arménienne.
Parmi les noms connus, je peux citer la romancière Serpouhi Dussap Vahanian qui a consacré l’ensemble de son œuvre à l’émancipation de la femme arménienne. Elle était une bourgeoise née dans une famille très aisée, qui s’est mariée avec un compositeur français. Ses idées n’ont pas beaucoup été acceptées par la société à l’époque puisqu’elles étaient largement inspirées de l’évolution du féminisme français de l’époque. L’opposition aux idées de Serpouhi Dussap dans la société arménienne de Constantinople était quelque part un refus de l’implantation brutale dans cette société, d’idées venues de l’étranger, susceptibles de bousculer l’ordre patriarcal d’une société orientale, et qui paraissaient mieux convenir aux rapports humains sophistiqués vers lesquels tendait la nouvelle bourgeoisie émergente de la fin du XIXème siècle.
Il y a eu aussi Zabel Assadour qui est connue en tant que romancière et poète, mais dont on connait moins l’intense activité en faveur de l’éducation des filles. Vous savez que la question d’émancipation de la femme arménienne au 19ème siècle a été essentiellement celle qui a préconisé l’éducation des filles. En effet, un nombre important d’écoles a été créé pour les filles à Constantinople et dans les provinces arméniennes. Zabel Assadour a fondé l’Association des Arméniennes dévouées à la nation (Ազգանուէր Հայուհեայց ընկերութիւն) et qui a fait un travail extrêmement important en sillonnant les provinces arméniennes pour soutenir avec son mari et écrivain Hrant Assadour, les projets de fondation d’écoles pour les filles. Elle a ainsi eu une influence très importante sur l’émancipation des femmes qui passait par le droit à l’instruction.
Enfin, je relèverai la figure de Zabel Yesayan qui se défendait d’être une féministe mais qui, par sa vie, son œuvre, son exemple et son action, a fait beaucoup, peut-être plus que d’autres, pour l’émancipation de la femme arménienne. Je dis par son exemple parce que c’était une femme libre et elle a été encensée par la société arménienne progressiste de Constantinople et le parti auquel elle appartenait, le Tachnaktsoutioun. Plus tard, elle a été vilipendée parce qu’elle a suivi son instinct et a cédé à la propagande bolchévik; elle est devenue propagandiste de l’Arménie et de l’Union soviétique. En tant que femme libre, Zabel Yessayan a eu une vie mouvementée et difficile car il fallait qu’elle créât une œuvre, qu’elle assumât la subsistance de sa famille, tout en restant libre des chaînes du mariage, puisqu’elle s’est séparée de son époux très tôt. Elle a réussi à avoir une telle liberté dans ses choix et ses mouvements, qu’elle pourrait devenir un exemple pour beaucoup de femmes d’aujourd’hui. La vie et l’œuvre de Zabel Yessayan l’apparentent plus aux femmes d’aujourd’hui qu’à celles de son temps.
En Arménie le pourcentage des femmes détenant des diplômes supérieurs est relativement élevé et même supérieur à celui des hommes. Cependant nous observons que peu de femmes occupent des postes à responsabilité dans la vie publique et professionnelle. Comment expliquez-vous cela?
Le statut inférieur des femmes dans la vie publique s’explique par la disparité entre les dispositions des lois et les pratiques d’exclusion des femmes. Il faut bien comprendre que les lois ne fonctionnent pas pleinement en Arménie. En 2013, le Parlement arménien a voté une loi sur l’égalité des chances et des droits des femmes. L’Arménie avait déjà adhéré à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes en 1993, mais tout ceci n’a pas d’impact direct sur les pratiques notamment dans le domaine de l’économie et la vie politique.
De plus, je fais l’hypothèse que l’Arménie, en situation de guerre depuis un quart de siècle, est devenue un pays à dominante machiste où l’héroïsme requis par le conflit a développé une certaine idée de virilité d’où les femmes sont exclues. Curieusement, la nécessité d’être plus fort pour combattre l’ennemi n’a pas incité la société à donner une place aux femmes aux côtés de l’homme. On en est même arrivés à oublier que pendant la guerre du Karabagh, beaucoup de femmes se sont investies dans les combats et pas seulement comme infirmières, médecins, responsables de logistique ou d’autres fonctions sanitaires et sociales. A la place, on a creusé l’écart entre les femmes et les hommes en créant un modèle machiste qui a infantilisé les femmes considérées au même titre que les enfants comme des êtres faibles incapables de se défendre.
D’autre part la position géographique de l’Arménie n’est pas totalement étrangère à la nature du modèle social discriminatoire prédominant: l’Arménie a pour voisins la Turquie, l’Iran, l’Azerbaïdjan et au-delà de l’Azerbaïdjan toute l’Asie centrale, des pays musulmans où le statut des femmes n’est pas souvent très enviable.
On a ainsi créé tout un système pour faire des femmes des êtres subordonnés aux hommes, avec toute une série d’obstacles sur le chemin de leur émancipation. On peut citer entre autres les avortements sélectifs, qui sont en soi un signe du niveau très bas de la valeur des femmes. Le manque de confiance qu’on insuffle aux filles dès le plus jeune âge dans la famille, les restrictions de leur liberté à choisir librement leur propre voie dans la vie. Toutes ces limitations mettent la femme dans une situation de dépendance économique vis à vis du mari, sans parler des violences conjugales très répandues dans toutes les couches sociales. De nombreuses femmes économiquement indépendantes refusent le mariage, conçu comme une institution d’aliénation pour les femmes, de soumission au mari mais aussi au beau-père et à la belle-mère. La tradition et les difficultés économiques mettent les jeunes couples dans l’obligation de vivre sous le même toit que les beaux-parents et les violences découlent souvent de la famille accueillante et non pas seulement du mari.
En diaspora, pourquoi les Arméniennes peinent-elles à accéder à des postes décisionnels sur le plan associatif ou communautaire, même dans les pays occidentaux?
C’est une question intéressante qui n’est pas souvent abordée parce qu’on ne la reconnaît pas comme essentielle. D’abord, je constate donc qu’il n’y a pas d’études sur le statut des Arméniennes de la diaspora parce qu’il existe une grande variété de situations selon que l’on est dans la diaspora orientale ou occidentale. La diaspora orientale est organisée selon les codes de l’ancien millet arménien de l’empire ottoman même s’il y a par-ci, par-là des femmes qui jouent un rôle important. Dans le système communautaire du Moyen-Orient, on a parfois une femme appréciée pour ses compétences et à qui on confie des fonctions, mais on est très loin de l’égalité ou de la présence massive des femmes dans ces instances. Je pense qu’au Moyen-Orient nous avons une situation particulière impactée par l’environ-nement musulman. Mais aucune raison ne justifie en Occident le fait qu’il n’y ait pas plus de femmes présidentes d’organisations ou dans les fonctions exécutives des associations ou des partis politiques. Là ce sont simplement les règles non dites qui agissent. C’est que les élections se font souvent à travers les clans où il y a une tradition de ne pas faire confiance aux femmes. Le fait que les femmes actives dans les communautés arméniennes occidentales ne s’investissent pas dans la vie publique de leur pays respectifs, les prive de faire bénéficier les communautés de l’évolution remarquable qu’a subi dans notre société environnante le statut des femmes en termes de droits et d’égalité des chances dans le domaine publique.
Dans les instances de la communauté arménienne nous avons un nombre relativement élevé de jeunes femmes militantes mais elles ne sont pas aidées pour accéder à des fonctions de direction.
De plus, la communauté bénéficie beaucoup du militantisme des femmes qui ne demandent pas de reconnaissance. Lorsqu’il n’y a pas de reconnaissance réelle, c’est-à-dire en termes d’octroi de plus de responsabilités ou de responsabilités plus importantes aux femmes qui militent, celles-ci ne se plaignent pas. Par exemple, on retrouve beaucoup de femmes dans les associations de défense de la cause arménienne à un certain niveau et ensuite quand on doit choisir le président d’une association on ne trouve pratiquement plus de femmes. Les Arméniennes comme les femmes en général, lorsqu’elles se voient confier une responsabilité à laquelle elles ne s’attendaient pas, se posent d’abord la question de leurs aptitudes: est-ce que je suis à même de remplir cette fonction? Alors qu’il est connu que les hommes considèrent que si on leur donne cette fonction c’est parce qu’ils sont capables de la remplir. Donc les femmes doutent toujours de leurs capacités même si elles sont aussi compétentes, voire parfois plus dédiées à la cause qu’elles défendent.
Cependant, je pense que tout cela est en train d’être remis en cause, certes très lentement, mais également sans bruit, sans faire l’objet de discussions.
Quel conseil pouvez-vous donner aux jeunes arméniennes qui ont le potentiel d’accéder à des positions dirigeantes dans nos communautés de la diaspora?
D’avoir confiance en elles-mêmes. Ce qui manque, je crois, c’est l’organisation pour favoriser l’avancée des femmes: des femmes qui peuvent se mettre ensemble, qui peuvent créer des réseaux de solidarité pour pousser d’autres femmes entre elles à avoir des postes à responsabilité. A mon avis, les communautés arméniennes manquent même cruellement des réseaux de femmes qui peuvent aider d’autres femmes, plus jeunes peut-être, des femmes en tout cas, à avancer dans la vie publique, qui peuvent pousser les filles et leur donner confiance en leur force mais aussi faire de manière à ce que l’environnement, c’est-à-dire la famille, les amis, poussent les femmes à prendre des responsabilités plus importantes. Il y a moyen de le faire mais il faut que les femmes prennent conscience de leur force et de leur capacité à s’organiser pour faire changer les choses.
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