Lucianne Stump (au milieu sur la photo), vous habitez Aesch près de Lucerne, et depuis plus de douze ans vous vous investissez à fond pour l’Arménie : comment avez-vous commencé à vous intéresser à ce pays ?
Durant mon enfance j’avais déjà entendu parler des Arméniens persécutés. Mes grands-parents entretenaient des contacts avec des étudiants réfugiés à la suite du génocide.
En été 2002 je suis partie en Arménie avec une organisation d’entre-aide en Arménie. Je suis rentrée de ce voyage bouleversée par le décalage entre d’une part les conditions de vie très précaires dans lesquelles vivaient la plupart des familles et d’autre part leur incroyable sens de l’hospitalité.
A mon retour j’ai décidé d’aider ce pays si éprouvé en finançant la construction de deux maisonnettes dans la banlieue de Erevan pour des familles avec enfants.
Apparemment ce fut là le début d’une grande aventure ?
Oui, en 2003 j’ai reçu un appel de détresse de la part du directeur de l’école 33 à Gumri, une des dernières écoles qui subsistait dans un domik, dans des conditions sanitaires et climatiques épouvantables: hivers glaciaux, les élèves venaient à l’école par -30o avec bonnets, bottes et gants, et l’été la cabane était étouffante. Et j’ai pris contact avec Léo Gmür, un Suisse qui avait ouvert à Gumri un bureau d’architecture et dont le travail sérieux et compétent était reconnu en Suisse.
Mais le 10 mars 2005, choc : Léo Gmür meurt soudainement dans un accident de voiture. Tout s’effondre… comment continuer ?
Ma rencontre avec KASA
C’est dans ce contexte que j’ai pris contact avec la fondation KASA, bien implantée en Arménie, et qui se trouvait travailler elle aussi avec Léo Gmür.
Elle s’est engagée à tout mettre en œuvre pour soutenir ce projet, dont lui avait déjà parlé favorablement Léo Gmür. Dans ce but elle m’a fait connaître la Fondation Armenianos, qui finançait alors de nombreuses constructions, et qui a décidé d’investir 700 000 frs pour permettre de finaliser la réalisation de la nouvelle école.
De mon côté ce n’est pas moins de 350 000 frs que j’ai réussi à trouver, et j’ai eu la grande joie d’assister à l’inauguration de «mon» école, le 10 octobre 2006, en présence des autres sponsors: quel bonheur de voir que les 260 enfants disposaient enfin d’un bâtiment chauffé, clair, bien équipé!
Et deux autres écoles de musique :Cheram à Gumri et Sayat Nova à Erevan
A Gumri un autre défi ! KASA m’avait parlé de cette école de musique de Cheram, sise dans un ancien séminaire, dans le vieux quartier historique de Gumri, qui devait être entièrement rénovée. Des plans avaient été élaborés, mais tout était à construire. Et là de nouveau un coup de cœur quand j’ai entendu les enfants chanter, jouer du piano, du violon, du doudouk, du kanon. Comment ces jeunes pouvaient-ils être si brillants en étudiant dans un bâtiment totalement délabré et sans chauffage – je vous laisse imaginer l’état des instruments, pour ne pas parler des gens…-
J’ai réussi à trouver 345 000 frs, KASA a mis une autre partie, et nous avons commencé à refaire entièrement le toit de la bâtisse, puis à rénover toute une aile, qui est maintenant assainie, chauffée et fonctionnelle.
Il manque 360 000 frs pour terminer la seconde aile, avec la grande salle et quelques salles de musique. Je pense avoir fait ma part, mais j’espère vivement que d’autres mécènes viendront achever cette belle œuvre au service de jeunes musiciens talentueux.
Quant à Erevan, il se trouve que j’assistais en juillet au conservatoire Sayat Nova à un concert donné par les LittleSingers of Armenia, l’incroyable chœur d’enfants que dirige Tigrane Hékékian. Et tout à coup une choriste s’effondre, terrassée par la chaleur estivale. Vive émotion sur la scène et dans la salle. Et Tigrane de nous expliquer après le concert qu’il avait absolument besoin d’installer des climatiseurs, mais silencieux, donc beaucoup trop coûteux pour son budget. Comment résister après une heure d’une telle intensité musicale? C’est ainsi que j’ai décidé de verser 20 000 frs pour équiper correctement la salle. Tigrane Hékékian reviendra donner des concerts en Suisse en 2016, ne le manquez à aucun prix, sa chorale d’enfants fait partie des vingt meilleures chorales d’enfants du monde !
Soutenir l’agriculture
KASA m’a sollicitée pour soutenir ses projets agricoles dans un village où elle s’était beaucoup investie en reconstruisant entre autres l’école et une partie du réseau d’eau. Ce qui m’a amenée à participer à hauteur de 45 000 frs à la constitution d’un troupeau de moutons, puis à la construction d’un local où mettre un vaste frigo pour le ramassage du lait de tout le village. Un choix dicté par le fait que j’étais bien consciente de l’importance de soutenir l’économie de ces villages de montagne qui sont les premiers à se dépeupler.
Aider des familles
En visitant l’école 33 j’ai aussi découvert la misère du quartier. Familles décimées, pères partis en Russie, mères dépressives, enfants souffrant de la maladie d’Erevan ou de la tuberculose… C’est ainsi que j’ai décidé d’y aider 12 familles d’élèves, avec un montant mensuel de 50 $, qui leur permet d’acheter de la nourriture et quelques habits.
Progressivement ces familles s’autonomisent, non sans des coups de pouce supplémentaires : pour des meubles, pour la réfection de leur domik, l’installation de sanitaires, pour des soins urgents, et j’en passe. Un soutien que j’ai continué, en pouvant m’appuyer sur les structures de contrôle et de suivi de KASA, qui partage ma philosophie : accompagner pour autonomiser.
Aujourd’hui, ensemble, nous aidons 20 familles très nécessiteuses de Gumri. Un apport financier régulier d’abord, mais aussi une aide à l’intégration, grâce d’une part aux compétences de la Fondation psycho-sociale Arevamanuk et d’autre part aux programmes de réinsertion professionnelle qu’organise KASA. Petit à petit les familles relèvent la tête, recommencent à croire en un avenir possible, voire créent de petits projets de travail. Quel bonheur d’apprendre que des familles sont venues nous remercier et nous dire que grâce à notre suivi elles peuvent maintenant voler de leurs propres ailes !
Vous avez une tendresse particulière pour les enfants
Oui, les enfants me touchent beaucoup. C’est souvent à cause d’eux que je commence à aider une famille ou à reconstruire une école. Comment ne pas être ému de les voir dormir par terre, dans une baraque dont les portes ont été partiellement brûlées pour se chauffer, avec des toilettes infâmes au fond de l’enclos par tous les temps et pas d’eau à proximité ? Ou étudier dans des conditions impossibles? Ils sont mal nourris, chétifs, souvent malades, et leurs familles sont totalement démunies, mais leurs grands yeux interrogatifs m’interpellent.
Au reste je m’investis souvent pour l’un ou l‘autre projet concernant les jeunes qui fréquentent le centre de KASA à Gumri ou Erevan (rénovation du centre EspaceS) et qui y trouvent une possibilité de développement. Et plusieurs ont pu se former professionnellement : menuiserie, coiffure, pâtisserie…
Mais comment trouvez-vous les fonds pour apporter tant d’aide ?
Je travaille toute seule et je n’avais aucun capital de départ. Mais j’ai eu la chance de pouvoir compter sur de nombreux soutiens dans ma région et de bénéficier de beaucoup de confiance. Avec une devise simple, les 3 P : Pas de salaire, Pas de frais (poste, voyages de vérification), Pas de coûts administratifs…
J’ai commencé par confectionner des poupées de collection, en porcelaine, qui ont rencontré beaucoup de succès, et des cartes de vœux. J’ai continué en écrivant des centaines de lettres sur mon vieil ordinateur, à un réseau qui s’est amplifié avec les années jusqu’à compter près de 500 personnes. Et les gens répondent. C’est assez impressionnant, de la voisine qui m’apporte 20 frs à la paroisse qui m’autorise à organiser gratuitement un concert ou une conférence. Des amis me secondent magnifiquement. Comme l’entreprise MITAC-CTA à Lenzburg ou le peintre autrichien Gerhard Raab, qui m’a offert pour la vente ses superbes tableaux et ses aquarelles. Des jeunes de ma région, alertés, partent faire leur voyage d’études à Gumri et racontent ce qu’ils ont vu au retour. C’est ainsi qu’en douze ans je reconnais être fière d’avoir ramassé toute seule, exclusivement pour l’Arménie, plus d’un million de frs !
Et je continue, à un rythme certes un peu plus ralenti vu que l’âge avance, mais avec une conviction intacte !
(Interview de Lucianne Stump, Aesch, réalisée par Monique Bondolfi, présidente de KASA).
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