par Robert Cabi-Akman
Date: le 25 avril 2015
Lieu: rivages au nord-est du Bosphore, Istanbul
Des bateaux de toutes tailles remontent vers la Mer Noire ou en redescendent vers le sud. En contemplant l’écume laissée par leur hélice sur la surface bleue intense du détroit, j’essaie de me rappeler les faits qui m’ont amené dans ces lieux.
Cela fait moins d’un jour que la principale réunion commémorative de 100ième anniversaire du génocide des Arméniens d’Istanbul s’est terminée. Mais la pression qui montait en moi durant ces derniers mois, soit par l’importance de l’enjeu, soit par les nombreux détails du voyage, est loin de s’estomper et la charge émotionnelle, loin de s’apaiser. Il faudra quelque temps.
Ce n’est pas tant le fait de retrouver cette ville, Istanbul, lieu de mémoire de mes années d’adolescence, où je reviens avec Marianne, mon épouse, à intervalles réguliers, qui m’avait mis dans cet état. C’était, plutôt l’enjeu et la signification de ce voyage, pèlerinage dirais-je, pour faire ‘acte de présence sur les lieux du crime’ perpétré il y a exactement un siècle.
Notre périple a commencé le 22 avril, par le concert ‘In Memoriam’ organisé à la mémoire des premiers ‘déportés de la mort’, la classe intellectuelle arménienne de la capitale de l’époque. J’aurais également voulu être à Diyarbakir, où un concert similaire était également organisé avec le pianiste Raffi Bedrosian! Difficile de se dédoubler. Le nôtre, à Istanbul, avec une participation record de près de 4000 personnes fut à la hauteur de l’enjeu. Avec une présence officielle turque quasi nulle, excepté un ex-ministre de la culture, la salle avait réuni toutes les figures importantes de la communauté arménienne de la ville, avec à leur tête, Mgr Ateşyan, patriarche délégué, ainsi qu’une forte participation de la diaspora, surtout américaine et française. Le contingent des intellectuels turcs qui, depuis des années soutiennent notre cause, était fort nombreux. Certains, absents, ont certainement dû faire un choix entre Erevan, Diyarbakir et Istanbul. Parmi les Arméniens de cette ville, même ceux de la classe d’âge des seniors étaient présents. Alors que les jours suivants, ils seront absents des rues et des places. Crainte héritée et instinctive des réactions de la rue…?
Les moments forts du concert furent la lecture par plusieurs intervenants des écrits des Arméniens arrêtés la nuit du 23 au 24 avril 1915, les chansons multi ethniques du groupe Kardeş Türküler qui accompagnait de nombreux artistes dont les Dinkjian père et fils venus exprès des Etats-Unis avec leur inoubliable interprétation de Garod; l’Hommage à Gomidas, un morceau de musique classique, que Zülfü Livaneli avait exprès composé pour cette soirée, mais surtout un poignant Der Vogormya (Notre Père) d’Eileen Khachadourian, chanté à capella nous transperçait le cœur. Peut-être parce qu’elle fut la première à prononcer le mot commençant par ‘G’ devant ces milliers de personnes sidérées. Suivant régulièrement la presse turque, j’avais lu maintes fois le mot Soykırım (génocide) mais l’entendre en Turquie, devant une assemblée publique, était une première pour moi.
Alors que je regarde passer les bateaux, j’y pense encore et j’en ai la chair de poule…
Ce concert et le grand rassemblement de Taksim de la soirée du 24 furent les seuls événements où tout le monde s’est retrouvé réuni. Hormis la messe à l’église du Patriarcat où les participants, faute de place, étaient triés et invités, les autres événements, parfaitement orchestrés de part et d’autre de la ville donnaient l’impression d’être organisés principalement par deux groupes: les Arméniens d’Istanbul et ceux des Etats-Unis (Project1915) associés aux ONG locaux. Si les premiers, à part quelques discours de circonstance, se déroulaient dans le silence et le recueillement avec les seuls portraits des victimes, les seconds, ajoutaient en plus une dimension revendicative, des slogans percutants et des banderoles explicites en liaison avec le génocide. Par contre, on sentait que les uns et les autres s’étaient préparés de longue date en accord avec les officiels et les forces de sécurité de la ville omniprésentes à chaque lieu de commémoration.
Dans la matinée du 24, 150 à 200 personnes (difficile de chiffrer car les forces de sécurité en civil faisaient partie de l’attroupement et assuraient la sécurité des participants contre toute provocation extérieure), essentiellement arméniennes, se sont retrouvées devant les maisons du prêtre Gomidas et du poète Rupen Sevag avec les portraits des disparus imprimés aux couleurs mauves de la célébration, pour écouter un discours de M. Tatyos Bebek du comité d’organisation de la communauté arménienne de la ville sur les premières opérations de rafle de la nuit du 23 au 24 avril 1915 et sur la vie de ces deux éminents personnages. Une descendante de Rupen Sevag a, en arménien et en turc dépeint le courage et l’amour pour sa patrie de son ancêtre qui, vivant en Suisse, avait voulu retourner chez lui pour être près des siens au début de la première guerre mondiale.
Suite à ce premier rassemblement, certains, surtout les Bolsahays (Arméniens d’Istanbul) prirent le chemin de l’église du Patriarcat. Ceux de la diaspora sont allés rejoindre les ONG turques et les militants politiques (essentiellement de gauche) du parti pro-kurde HDP (Parti démocratique des peuples), sur la place Sultanahmet, devant l’ex-prison (l’actuel Musée des arts turcs et islamiques) où furent détenues pour la nuit les victimes de la première rafle. Du coup, nous nous sommes retrouvés à plusieurs centaines (500?) à se recueillir et à écouter les représentants des ONG turques, surtout des femmes, décrier l’injustice et le crime contre l’humanité commis contre les Arméniens, les Grecs et les Assyriens. Au bout d’une dizaine de fois, j’ai arrêté de compter le nombre de fois que le fameux mot de génocide fut prononcé en turc et en anglais, devant les yeux intrigués et ébahis des meutes de touristes qui étaient présentes sur cette place, cœur de la vieille ville.
Au bout d’une heure, pour symboliser ce ‘départ’ forcé vers la mort, le cortège s’est ébranlé de la place de Sultanahmet en dévalant les pentes de la vieille ville vers la Corne d’or pour rejoindre Eminönü où nous attendaient des bateaux. Cette ‘marche noire’ s’est déroulée dans le silence et la dignité, sans portraits, sans banderoles et sans slogans. Les participants étaient reconnaissables à leur tenue noire recommandée par les organisateurs avec un œillet rouge à la main, distribué en début du rassemblement. La plupart d’entre eux avaient accroché un myosotis (forget-me-not) à leur boutonnière (symbole unifié de ces commémorations à travers le monde).
La traversée du Bosphore jusqu’au débarcadère de la gare de Haydarpaşa, accompagnée discrètement et de loin par un bateau de la police, a duré une trentaine de minutes. Laissant le temps aux participants de ‘digérer’ l’émotion du matin et de se préparer à celles à venir. Le bateau était un lieu béni pour les photographes, les cinéastes et les reporters qui avaient à leur disposition, dans un espace réduit sans échappatoire les ‘victimes’ de leur art parmi lesquelles j’ai pu reconnaître Arsinée Khanjian, Robert Fisk et bien d’autres moins médiatisées.
Ce court moment de répit sur les flots du Bosphore, parcouru dans tous les sens par les navettes de cette ville à cheval sur deux continents, m’a permis de me remémorer ces événements que je venais de vivre. Que de premières pour moi! Hier nous avions tenu à nous recueillir, Marianne et moi, sur la tombe du jeune Sevag Balıkçı, assassiné pendant son service militaire, le 24 avril 2011 (!), par un de ses condisciples nationaliste et dont le procès s’éternise… Il repose au cimetière arménien apostolique de Şişli où doit se rendre toute à l’heure une partie de la diaspora pour assister à une messe organisée par la famille. Hier, après le cimetière, nous avions poussé notre ‘curiosité’ en allant, près du cimetière arménien, observer les tombes des principaux artisans du génocide. Je veux parler de Talât et d’Enver dont les dépouilles furent rapatriées en ce lieu appelé Abide-i Hürriyet (Monument de la Liberté), aujourd’hui voisin et à l’ombre du plus grand palais de justice de la Turquie. Ironie du sort, ils avaient été, avec leurs collègues, jugés et condamnés à mort par contumace en 1918 par la justice ottomane…..
Notre but? Leur poser une question: POURQUOI ?
Haydarpaşa, gare côté asiatique de la ville, chaînon de la ligne ferroviaire Berlin-Bagdad construite par les Allemands au début du 20ième siècle pour la conquête de la Mésopotamie et de ses richesses pétrolières, a une connotation particulière pour les Arméniens et spécialement pour moi. Les premiers déportés arméniens, plus de 200 intellectuels de la ville, furent envoyés à leur mort depuis cet endroit le 24 avril 1915. Une poignée put en revenir. Mon grand-père paternel, embauché par les Allemands à la société des Chemins de fer, en fut licencié quand celle-ci fut nationalisée dans les années 30 sous prétexte qu’un non-musulman ne pouvait travailler pour l’Etat. Ce qui, par ricochet avait scellé l’avenir de mon père qui a dû abandonner ses études et commencer à travailler à l’âge de 15 ans pour subvenir aux besoins de sa grande famille…
Accueilli par de nombreux policiers en civil (pour protéger les participants contre d’éventuels contre-manifestants ou pour éviter d’éventuels débordements?) et des membres d’ONG déjà présents sur place, le cortège des participants de plusieurs centaines de personnes a pris place sur les marches de la gare avec les portraits des ‘déportés de la mort’ mais également avec des banderoles au contenu très explicite en turc et en anglais dénonçant le génocide et demandant des comptes à l’Etat. Quelques discours pour symboliquement dire ‘adieu’ à ces déportés de la mort et retour du côté européen de la ville avec les mêmes embarcations. Mines plutôt défaites…. Encore une première pour moi!
Avec Marianne, nous avions prévu de visiter l’autre grand cimetière arménien de la ville, essentiellement dédié aux Arméniens de confession protestante. Notre but était de nous recueillir, seuls et en silence sur la tombe de Hrant Dink. Ce journaliste arménien protestant fut le fondateur d’AGOS. Cet hebdomadaire, en turc et en arménien, a contribué au réveil des consciences et fait connaître la cause arménienne à la société turque, laissée volontairement dans l’ignorance et les contre-vérités par les fondateurs de la République et leurs successeurs. Il a payé de sa vie son engagement. Il fut assassiné devant son journal le 19 janvier 2007 par un commanditaire de l’Etat profond… Ses obsèques, suivies par plus de 100’000 personnes, majoritairement turques et musulmanes, changèrent la vision des problèmes des Arméniens et des minorités chez de nombreux Turcs.
De retour en ville vers 18h00. Le grand rassemblement de cette journée de la mémoire avait déjà débuté. La place Taksim n’étant plus autorisée aux grandes manifestations, la commémoration finale de la journée fut organisée devant le consulat de France, en haut de la rue Istiklâl, proche de la place Taksim. Cette portion de rue était ‘protégée’ à ses deux extrémités par des rangées de policiers (en France on les appellerait des CRS). Un olivier figuratif servait de support aux nombreux messages que les participants griffonnaient sur des rubans de tissus qu’ils nouaient aux branches de l’arbre, symbole de paix, de renouveau et d’éternité.
De quelques centaines, nous nous sommes vite retrouvés quelques milliers (?) vers 19h15, début symbolique de la manifestation.
Soudain un grondement sourd provenant des profondeurs de la rue Istiklâl se fit entendre. Chacun pen-sait que cela provenait de la contre manifestation des ultras nationalistes qui se déroulait en même temps, 2-3 km plus bas, vers la place Tünel. La nervosité des policiers se faisait sentir. Les centaines de manifestants qui remontaient la rue Istiklâl, encadrés des policiers anti-émeute ‘ninjas’ (casqués et harnachés de leur carapace protectrice) en scandant des slogans difficiles à distinguer et portant des banderoles, se rapprochaient de notre emplacement… Quand la barrière de policiers qui nous ‘protégeait’ s’est écartée pour laisser passer cette ‘horde’ bruyante et revendicatrice, le taux d’adrénaline chez nous, du ‘bon’ côté, avait atteint des sommets jusqu’à ce que l’on s’aperçoive que ces nouveaux arrivants étaient des ‘nôtres’. La jeunesse arménienne mais surtout turque à l’âme du Parc Gezi (certains se souviendront des manifestations de contestation du pouvoir d’il y a quelques années à Istanbul), qui n’a plus de complexes vis-à-vis d’un pouvoir de plus en plus autocratique, voulait se joindre à notre commémoration. De même, du côté opposé, un groupuscule tout aussi bruyant et contestataire (d’après le contenu de leurs affiches portées à bout de bras), probablement de l’aile d’extrême gauche de l’éventail politique, a été autorisé par le cordon de sécurité à pénétrer de notre côté. Ces deux groupes ont cessé toute manifestation bruyante dès qu’ils furent admis dans l’enceinte ‘sûre’ et respectèrent le silence des participants déjà sur place, pour beaucoup assis à même la chaussée, entourés de rangées de femmes et d’hommes, debout dans la devanture des magasins ou accrochés aux balustrades du consulat français. Passé ce moment d’agitation et de stress, la commémoration pouvait commencer avec des inter-venants arméniens d’Istanbul mais surtout de la diaspora et des descendants des premiers ‘déportés de la mort’ dont les portraits, imprimés sur un grand tissu posé à même le sol, étaient entourés d’œillets rouges et de bougies. Rakel Dink, veuve du journaliste Hrant Dink, assise en tailleur sur la chaussée, digne, se remémorant certainement les funérailles de son époux en 2007. Silence et intense émotion. Des yeux embués, même parmi des participantes portant des foulards, visiblement musulmanes.
La ‘messe’ fut courte et intense. Vers 20h00, la foule se dispersait dignement, sans incident.
Malgré les efforts du gouvernement pour passer sous silence cette commémoration (les médias pro-gouvernementaux ayant préféré couvrir exclusive-ment les célébrations de Gallipoli) ainsi que d’autres de moindre importance organisées dans plusieurs autres villes anatoliennes, la boîte de Pandore est ouverte. Cette commémoration, initiée il y a une dizaine d’années avec quelques participants, avait, aujourd’hui, rassemblé quelques milliers de personnes venant d’horizons divers et surtout du milieu musulman intègre. Effet du centenaire? Peut-être pas. Mais certainement la manifestation d’une certaine prise de conscience de la société civile turque d’où émergera la reconnaissance du Génocide des Arméniens.
Les bateaux continuent à labourer de leur étrave les eaux du Bosphore. Ayant passé en revue les faits marquants de la journée d’hier, unique pour moi et la pression baissant, je ne dois pas oublier de remercier ma chère Marianne qui n’a pas simplement épousé un Arménien mais également une cause.
Istanbul, le 25 avril 2015
(Photos ©Marianne & Robert Cabi-Akman)
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