LA « TRIBU PERDUE » D’ARMÉNIENS, DÉCOUVERTE DANS LE DÉSERT JORDANIEN

Wadi Moussa

Par Anna Ohannessian

Ndlr : Alors que la question des Arméniens islamisés en Turquie attire l’attention des spécialistes et suscite un intérêt croissant ces dernières années, l’histoire de cette «tribu perdue», en marge du génocide de 1915, reste peu connue et documentée. L’article, paru dans Armenian International Magazine (AIM) en septembre 1990, lève le voile sur ces Arméniens oubliés.

En août 1986, pendant ma troisième visite anthropologique d’un mois dans le sud de la Jordanie, j’ai rencontré Abou Gharib, le propriétaire et l’unique serveur d’un petit restaurant à Wadi-Mousa. Après une conversation banale, celui-ci s’est assis à côté de moi et m’a dit : «Ma mère était arménienne». Sa déclaration m’a pris par surprise. Il ne savait pas que j’étais aussi arménienne. Les Bédouins me connaissaient seulement comme la «doctorah» française qui étudiait l’histoire des Bédouins.

Comment un Bédouin au milieu de ce désert arabique pouvait-il prétendre que sa mère était arménienne? Il m’a raconté le peu qu’il savait sur sa mère. Il m’a dit qu’elle était décédée alors qu’il n’avait que 4 ans et qu’«elle était la plus belle femme du village … elle savait coudre, lire, etc.»

Abou Gharib m’a dit que mon prénom «Anna» lui rappelait la meilleure amie de sa mère qui vivait à Ma’an, une ville à 45 km au sud de Wadi-Moussa. Je lui ai dit que j’étais arménienne et que mes deux parents étaient aussi arméniens.

Après un long silence qui semblait indiquer «je le savais», il m’a dit que les Arabes ont un adage qui dit que les deux tiers d’un enfant appartiennent à son oncle maternel.

Le lendemain, je suis allée à Ma’an à la recherche d’Anna. Je n’avais qu’à demander le prénom de son fils d’après lequel elle s’appellerait «Oum Khalil», soit «Mère de Khalil», mais il était le fils de «Hanem». J’ai trouvé la maison sans trop de difficulté car elle se trouvait dans le «Hay al Arman», ou le quartier des Arméniens. La fille de Khalil, qui a signalé que ses deux grand-mères étaient arméniennes, m’a reçue et a demandé à ses frères d’aller chercher leur père.

Entretemps les nouvelles de ma visite se sont vite répandues. Une douzaine de femmes sont arrivées l’une après l’autre. Une a pris ma main, une autre m’a touché mon coude, a palpé mes vêtements. Puis, elles m’ont invitée chez elles. «Ma mère était arménienne, viens chez moi, j’ai un livre arménien, une Bible, à te montrer» m’a dit une d’entre elles. Quelques-unes ont commencé à raconter l’histoire de leurs mères aux autres et certaines se sont mises à pleurer.

J’ai été profondément touchée. Ce jour-là, j’ai visité cinq de leurs maisons et pris des notes autant que j’ai pu. Mais j’étais arrivée trop tard. Leurs mères étaient toutes décédées, pour certaines depuis une quinzaine d’années.

Depuis lors, je suis retournée en Jordanie chaque année et y suis restée plus longtemps pour continuer mes études sur les Bédouins dans la région du sud. Actuellement, j’ai élargi le champ de mes recherches pour inclure un sujet d’un plus grand intérêt. J’ai rendu visite à toutes les familles d’origine arménienne à Ma’an et j’ai écrit cette brève description historique de la «tribu perdue de Bédouins arméniens à Ma’an».

La ville de Ma’an

La plupart des femmes arméniennes de Ma’an, un village reculé dans la région au sud du désert jordanien, ont été déportées en 1915 de la région de Tchomakhlu de Césarée (Kayseri). Dr. R. Der Nercessian, qui faisait partie du groupe exilé, a décrit la terreur qui régnait après l’explosion d’une bombe dans une maison arménienne dans la ville voisine d’Evereg. Les autorités turques ont rassemblé tous les hommes qui n’avaient pas été conscrits pour le service militaire et les ont jetés en prison.

Le reste des habitants de Tchomakhlu, composé de personnes âgées, de femmes et d’enfants, ont reçu ordre de quitter le village. Selon Dr. Der Nercessian, plus de 1600 personnes ont quitté leurs maisons avec quelques effets de première nécessité et leurs troupeaux. Après une marche qui a duré 40 jours sur un terrain au relief accidenté, le groupe est arrivé à Alep en Syrie, avec 20 membres en moins, morts en route. Ils sont montés dans un train de marchandises pour Damas où 30 autres sont morts de maladies. Le reste des victimes a été divisé en quatre groupes et envoyé à différentes destinations en Jordanie.

Dr. Der Nercessian a tenu un registre précis du nombre de personnes envoyées à chacun des différents villages. A Ma’an, en sus des 15 familles de Tchomakhlu, il y avait quelques Arméniens de Kilis, de Beilan et de Hromgla. A Wadi Moussa, il y avait quelques 450 réfugiés de Tchomakhlu. Le plus large contingent de ce village, 750 personnes, a été envoyé à Shobak. Frappés par la famine et les maladies, l’arrivée du groupe épuisé a été décrite par T.E. Lawrence «comme des fantômes, leur apparence étant effrayante.»

Les survivants arméniens ont vécu dans des entrepôts délabrés abandonnés. Dr. Der Nercessian a indiqué que les premiers mois étaient insupportables. «Nous avons vendu tout ce que nous avions: vêtements, chaussures, boutons, épingles à cheveux. Il était assez courant de voir des Bédouins portant les robes des femmes arméniennes et se promenant dans la rue pour montrer les nouveaux vêtements qu’ils avaient achetés.

Entretemps, les réfugiés arméniens ont été contraints de manger de l’herbe pour survivre. Un vieux Bédouin, qui avait 11 ans à l’époque, se souvient que dans le village de Bussayarah, plus de 10 personnes mourraient chaque jour. Une citerne vide est devenue leur tombe d’indigent. Cette citerne est encore appelée «bir-al-Nassara» (puits des chrétiens).

Dr. Der Nercessian a indiqué qu’à leur arrivée, ils ont été mal accueillis par les Bédouins, mais que par la suite, lorsque ces derniers ont appris dans quelles circonstances les Arméniens avaient été torturés et déportés, ils sont devenus amicaux et plus accueillants. A mesure que les Arméniens se sont familiarisés davantage avec les résidents, ils ont commencé à faire de petits boulots. Ils faisaient la couture et le fraisage, fabriquaient du pain, réparaient des chaussures etc. A Tafileh, les Arméniens ont ouvert une carrière de calcaire et ont produit du matériel pour construire des maisons. Ils ont également planté des légumes qui n’étaient pas connus des Bédouins.

En 1917, la grande révolte arabe dirigée par Sharif Hussein a mis un terme à la domination ottomane en Jordanie. Après le retrait total des forces ottomanes de la Transjordanie, les Arméniens ont été envoyés à Jérusalem avec l’aide de Sharif Hussein et puis à Port Saïd, où la Croix Rouge britannique avait créé un important camp de réfugiés. Selon Dr. Der Nercessian, 110 réfugiés de Tchomakhlu y ont vécu jusqu’en 1919 avant de retourner en Cilicie.

Boghos Noubar Pasha, le président de la délégation arménienne à Paris, a exprimé sa gratitude envers le Roi Hussein Sharif de la Mecque pour avoir aidé les Arméniens. Quelques 14 arméniennes, qui avaient épousé des Arabes locaux, sont restées en Transjordanie. Plus tard, la plupart d’entre elles se sont installées à Ma’an et ont formé le noyau de la «tribu perdue» qui y vit actuellement.

Ma’an est une petite ville-oasis qui était autrefois un centre commercial pour les Bédouins. En 1904, les chemins de fer de Hidjaz ont relié Ma’an à Damas. Dans les années 1930, un Arménien, Diran Timaksian, a ouvert un hôtel à Ma’an. Il s’appelait Hôtel Petra et était situé à la gare ferroviaire.

Pendant presque 20 ans, l’Hôtel Petra était un centre d’événements de fête. Beaucoup de femmes arméniennes y célébraient Noël et Pâques avec leurs enfants en bénéficiant de l’hospitalité de Timaksian. L’hôtel, qui a été fermé dans les années 1970, est un monument et il y a des projets pour en faire un musée commémorant la grande révolte arabe.

En 1958, Dr. Der Nercessian effectua un pèlerinage à Jérusalem. Puis, en traversant la rivière Jourdan, il retourna pour la première fois depuis 1917, sur les chemins de sa déportation. Peu de temps après, Dr. Der Nercessian publia ses récits de voyage avec des photos prises à Ma’an ainsi que les noms de tous les Arméniens dans Arksos Magazine (le magazine de l’Union compatriotique de Tchomakhlu publié à New York). Cela a permis à quelques Arméniens du Liban et des Etats-Unis de retrouver leurs proches et d’aller à leur rencontre à Ma’an.

Après la mort de ces Arméniens, leurs proches ne se sont plus rendus à Ma’an et tout contact avec cette communauté de «descendants d’Arméniens» a été perdu.

Aujourd’hui un petit quartier à l’extérieur de la ville porte le nom du Quartier Arménien. Pour les habitants de ce quartier, être arménien est une chose abstraite et quelque peu déconcertante.

Ils sont arabes, mais suffisamment arméniens pour se préoccuper des Arméniens.

Je suis retournée l’année passée à Wadi Moussa pour retrouver Abou Gharib dans une mauvaise humeur. «Pourquoi es-tu si triste ?» lui ai-je demandé.

«Je pleure ma mère et tous les Arméniens» a-t-il répondu. «D’abord les Turcs les ont fait souffrir et puis les ont chassés. Ma mère est venue ici et est décédée. Nous sommes nés ici et avons joui de la vie. L’Arménie allait mieux et nous étions heureux. Mais tout a basculé: Le tremblement de terre, le conflit avec l’Azerbaïdjan. Pourquoi? Qu’est que les Arméniens ont-ils fait pour mériter cela ?».

(Traduit de l’anglais par Artzakank)

2017-12-01T23:54:29+01:00 16.07.13|GÉNÉRAL|

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