par Emmanuel JULIEN
Après avoir longé l’ancien cimetière à l’entrée sud de Gyumri, la voiture tourne à gauche sous le pont de la voie ferrée et s’engage dans la rue Teryan. Peu de temps après, elle bifurque dans la quatrième rue à droite, la rue Madoyan. Toute proprette avec ses pavés bien alignés, ses trottoirs refaits, ses jeunes arbres, et les hauts de gouttière ornant de leur dentelle gris clair élégante l’angle des toits, Madoyan offre ses maisons de tuf sombre, sa modestie, et cet ordonnancement qui a survécu au tremblement de terre de 1988 à l’inverse des quartiers bâtis à l’époque soviétique.
La maison des apprentis conçue par la Présidente de Miassine, Astrig Marandjian, se situe au numéro 238 mais les deux entrées de la demeure donnent dans la rue Spandaryan qui s’incline doucement vers la droite. Une énorme pierre rectangulaire, qu’on dirait erratique, trône sur le trottoir devant la façade, légèrement penchée et discrètement chamarrée de la richesse géologue de la région de Shirak, pareille à un catafalque resté entrouvert.
Il faut imaginer un apprenti heureux. Telle pourrait être la devise d’Astrig. Tel est le dessein derrière cette maison. Telle est la volonté qui a guidé la réorganisation de ces locaux. Tels sont ces lieux où évolueront, dans les années à venir, apprentis, grands-parents accompagnant leurs petits- enfants, voisins, nécessiteux de Gyumri, jeunes cherchant un complément technique à leur formation. Dans cette maison se croiseront ces itinéraires de vie, ces rêves, ces destins échoués en quête de rebond, ces générations, ces métiers en puissance. Situé à un humble croisement de rues, A la Maison se veut un carrefour de vies.
Nous sommes un 24 octobre, anniversaire de la destruction de Pompéi, autre haut lieu volcanique, mais aussi anniversaire, longtemps après, de l’institution des Nations-Unies, première tentative mondiale de reconstruction.
Une petite foule s’amasse lentement devant le numéro 238, s’adosse au mur bercé de soleil sur le côté sud de la rue Spandarian, par petits groupes affins. Il y a quelques retrouvailles, des embrassades, le silence d’une timidité partagée ou du temps accumulé, quelques enfants rompant l’attitude compassée des adultes. On attend qui? Quoi? On ne le sait pas vraiment. Ah si, le bus des Français de SPFA, l’association partenaire de Miassine. Il fait encore frais, alors le soutènement du mur sud gagne de nouveaux partisans pendant que le personnel de la maison des apprentis peaufine les détails.
Voilà enfin le petit car de SPFA, on va pouvoir procéder à l’inauguration ! Nouvelles embrassades, exclamations, rires, émotion. Les paires de ciseaux sont prêtes, il était temps: le ruban rouge ne tiendra pas longtemps, collé au montant de la porte de même couleur par un pauvre adhésif. S’il y en avait une, ce serait le moment de la fanfare. Satenik tend au Président de SPFA et à la Présidente de Miassine non pas le bistouri mais l’outil règlementaire de l’inauguration, et le ruban n’offre aucune résistance. On tente ensuite un lâcher de tourterelles blanches mais la maison est si accueillante qu’elles ne consentent pas à s’envoler. Craignant la foule, elles iront bientôt se percher sur un appui de fenêtre à l’angle est du mur. Les invités s’engouffrent comme de petits pains vers la boulangerie.
Longtemps, pendant les trente années postérieures à la chute de l’empire soviétique, l’Arménie fut en jachère. D’autres villes caucasiennes l’attestent, comme Koutaïssi en Géorgie. Ici, au cœur de la région de Shirak, si on a nettoyé les ruines du tremblement de terre, il reste des friches et on n’a pas réellement rebâti, ni les immeubles ni les esprits. Pourtant, à Gyumri, il y a une vivacité dans l’air qui ne tient pas qu’à l’altitude et, depuis peu, on observe un frémissement qu’appelle peut-être le statut de capitale culturelle d’Arménie, à moins que la volonté politique se soit enfin taillé un chemin pour prendre les défis à bras le corps. La maison des apprentis d’Astrig Marandjian participe à ce frémissement. Il y en a quelques autres, parfois stimulés par la Suisse, le PNUD, d’autres acteurs, mais l’élan de la rue Madoyan émane d’une enfant du pays, une spécialiste de la mise en commun des bonnes volontés. La maison des apprentis embrasse plusieurs populations: jeunes, personnes âgées, salariés peu qualifiés, et il lui faudra l’extraordinaire esprit d’équipe de la Fondation Miassine pour bien étreindre ces bénéficiaires.
Avec Astrig, nous arrivions d’Erevan où nous avions rencontré notamment la nouvelle et dynamique rectrice de l’Université française d’Arménie (UFAR), le Président expérimenté de l’organisation des associations d’employeurs d’Arménie, la fraîchement élu Présidente de la Confédération syndicale arménienne, le Vice-Ministre du Travail. Nous étions portés par un seul sujet, une seule préoccupation: la promotion de l’apprentissage en Arménie, par tous les moyens, auprès de tous les interlocuteurs susceptibles de créer un effet d’entrainement. Car l’apprentissage est un puissant accélérateur économique et social, et le pays en a plus besoin que quiconque. Dans certains quartiers, le portrait de jeunes tués au front deux ans plus tôt est imprimé sur une banderole qui coupe la rue au-dessus des voitures, ou sur le grand mur latéral d’un immeuble. C’est un pop-art de la mémoire qu’offrent ces silhouettes fauchées trop jeunes dont le sourire bienveillant émeut et stimule.
L’un d’eux, accompagné de son mentor suisse, figure sur une photo en noir et blanc que nous avons apposée à l’entrée de la boulangerie de la maison des apprentis. C’est Pargev. Pargev, stagiaire de Miassine en Suisse en janvier 2020 rêvait d’un restaurant. Astrig lui avait promis de l’ouvrir ensemble à Gyumri. Toutes les personnes qui entreront dans cet espace passeront sous le regard rempli d’espoir et de rêve de Pargev, toutes ces personnes accompliront au centuple ce projet qu’il portait, toutes ces personnes se le remémoreront, mêmes celles qui ne l’ont pas connu! Pargev avait contemplé le bassin lémanique du haut du Jura, il bénira tous les bénéficiaires de la maison des apprentis de Gyumri. Un peu de la farine avec laquelle Pargev est monté au ciel le 7 octobre 2020 poudroiera nos crânes et troublera notre regard, à chaque fois. Pardon Pargev…
L’apprentissage est un beau combat pour l’Arménie. Il ouvre un chemin de vie pour un jeune, un chemin de long cours, comme ceux que trace la maîtrise d’une compétence ou d’une expertise. Il renforce l’avenir de l’entreprise qui l’emploiera, en enrichissant sa main d’œuvre, en ancrant un métier et une technique dans sa production ou son service. Il permet à une famille d’éclore, puisqu’au moins un revenu assurera son existence et fixera son image dans l’esprit du quartier. Il garantit la communauté de travail par un nouveau compagnonnage, par l’adjonction de mains et d’un cerveau dans un processus de travail. Il fortifie un secteur d’activité, et suscitera de nouvelles vocations par son exemple, car l’apprenti doit aussi populariser son itinéraire auprès des générations montantes. Il dynamise la ville qui l’encourage en y tissant de nouveaux liens avec d’autres professions, d’autres entreprises, en attirant des matériaux et des savoir-faire dans son aire géographique.
L’apprentissage est l’avenir d’une économie, et il n’existe pas de pays faible où l’apprentissage soit très développé.
L’apprentissage nourrit les corps et les esprits. Il nourrit même la volonté. C’est tout cela que porte le projet de maison des apprentis, et bien d’autres choses.
Comme les invités étaient partis, nous avons remis en ordre la maison, et nous nous sommes dispersés. Le lendemain matin, les boulangères avaient rendez-vous avec nous A la Maison, pour réfléchir à l’expérience de la veille, afin d’améliorer encore la prestation. Je leur demandai si cette inauguration leur avait plu, si elle avait plu aux invités, et comment elles savaient que la réponse était positive chez les invités. «Tous souriaient», répondirent-elles.
Nous avons passé une heure et demie à récapituler tout ce qui avait bien fonctionné, ce qui relevait du perfectible, ce qui avait manqué, ce qui nous avait comblés, et la manière dont nous pourrions à l’avenir renforcer les fonctionnalités de la maison. «Si vous aviez été les invités vous-mêmes, qu’auriez-vous aimé trouver en arrivant?», leur demandai-je. La réponse sorta en même temps de plusieurs bouches: «Un sourire».
L’apprentissage est un sourire.