par Lerna BAGDJIAN
Samedi 30 septembre, le tronçon Kornidzor – Goris était désert.
C’est le moment où l’on a compris que c’était fini, à peine 7, c’est le nombre de jours qu’il a fallu pour vider ethniquement une population présente depuis plus de 5’000 ans d’un territoire; du dimanche 24 septembre au soir au samedi 30 au matin.
Jamais la vision d’une route déserte n’avait été aussi douloureuse. On observe les montagnes du corridor de Latchin au loin, on se demande combien de personnes sont encore de l’autre côté, et si elles passeront un jour par ici.
En quittant Kornidzor pour retourner à Goris, on aperçoit une voiture avec un citronnier à l’arrière, arrêtée sur le côté. C’est le camion d’Aram. Avec Sipana et Loussinée, deux amies de Paris venues dans le Syunik pour rejoindre le groupe de bénévoles de All For Armenia avec qui j’étais également, nous nous arrêtons.
Nous entamons la discussion pour savoir si l’on pouvait aider pour quoi que ce soit. Aram, originaire de Stepanakert, nous explique que sa voiture a un problème technique. À ses côtés, un jeune homme et un garçon, c’est une partie de la famille qu’il a secourue en chemin.
Aram était sur la route depuis 3 jours. Stepanakert – Kornidzor se fait en temps normal en 2h. Face à l’exode forcée soudaine, les habitants d’Artsakh, ont été pris dans un trafic infernal.
Sa famille et ses voisins sont partis avant lui, en chemin il s’est arrêté pour venir en aide à une famille dont la voiture avait rendu l’âme. “Ils étaient huit, une maman m’a demandé si je pouvais emmener les enfants, je ne sais pas pourquoi personne ne s’était arrêté pour les emmener. J’ai fait de la place dans ma voiture et nous sommes partis à neuf en direction de l’Arménie.”
Aram nous raconte qu’il a laissé derrière lui ses chevaux et ses ânes, mais qu’il a pu emporter son citronnier qu’il avait planté il y a 18 ans.
En une dizaine de minutes, nous réalisons qu’Aram est un personnage à part entière. Peintre, sculpteur, designer, architecte, paysagiste, ingénieur, inventeur, éleveur, agriculteur, entrepreneur, soigneur; à peine 60 ans, Aram fait partie de ces personnes autodidactes et uniques qui nous donnent l’impression d’avoir vécu mille vies en une.
On apprend qu’il a sculpté de ses propres mains le lion que l’on aperçoit en allant au monastère de Gandzasar, désormais entre les mains du gouvernement azéri. Après avoir raconté son parcours, il s’arrête, et ajoute “c’est atroce ce que nous vivons, mais vous savez ce qui est le pire à mes yeux, c’est ça.” Puis il nous montre des sacs en plastique sur les bas-côtés de la route. “Nous les Arméniens ne sommes pas comme ça, nous sommes propres et prenons soin de nos terres; ça, c’est honteux.”
De retour dans notre voiture, on s’interroge si cet homme est réellement ce qu’il nous a dit, on google “Gandzasar” et réalise en effet que son nom figure en tant que sculpteur de la fameuse roche.
De retour en Suisse, je téléphone à Aram pour prendre de ses nouvelles. Il est désormais installé à Gyumri avec toute sa famille. Il a 3 enfants, il me précise évidemment que son fils n’est pas marié. Un coup de fil qui s’est transformé en une longue conversation.
En 2005, il esquisse le complexe touristique pour Levon Hayrapetyan au pied de Gandzasar. Un restaurant, un hôtel, un café. Lorsque celui-ci lui dit qu’il souhaite ajouter deux complexes sportifs en plus, Aram révoque que ça gâchera la vue vers les montagnes. Il lui propose de faire quelque chose avec ce massif montagneux qui a un visage animalier. “Tu pourrais faire un lion? – J’ai regardé, j’ai réfléchi, et j’ai dit oui.”
Levon, leo, lion. 3 ans plus tard, le lion en l’honneur de Levon était là. Aram s’est occupé de tailler chaque pierre une à une, avec l’aide de quelques ouvriers qui lui apportaient les pierres.
Plus tard, Aram s’est lancé dans la confection de produits organiques à partir de lait d’âne. Des pommades, des crèmes, des onguents, des savons; des créations cosmétiques mais également connues pour leurs propriétés curatives.
Il loue les vertus de la nature qui sont capables de soigner nombreux maux telles que les maladies générées par le stress, tant psychologiques que physiques.
C’est à Rev qu’Aram avait établi sa ferme. Ses grands-parents sont originaires de ce village situé dans la province d’Askeran. Ses animaux, il y tient comme à son citronnier. Il possédait 8 chevaux et 53 ânes. En septembre 2020, il quitte son foyer pour aller protéger son territoire. Lorsqu’il est revenu, il n’en restait que 6 et 37 respectivement. Ses animaux ont péri sous les missiles de l’armée azerbaïdjanaise.
Il avait l’ambition de restaurer les maisons traditionnelles abandonnées pour encourager à venir s’y réinstaller, et de transformer Rev en un lieu immersif pour les touristes retraçant la vie villageoise. Un lieu où l’on contemplerait la nature et savourerait du pain fraîchement sorti du tonir et ses fromages.
Après 43 minutes d’appel whatsapp, je lui demande si l’on peut l’aider d’une certaine manière à poursuivre ses ambitions en Arménie: “c’est gentil, mais j’arriverai à mes fins par mes propres moyens. Par contre dis-moi, comment moi je peux t’aider pour quoi que ce soit?”
On se souviendra de Aram, de sa bonté et de son citronnier.