LA PRÉVENTION DE LA VIOLENCE DOMESTIQUE ET LE RENFORCEMENT DE L’INSTITUTION DE LA CITOYENNETÉ
Le 4 octobre 2012, une jeune femme jouait du violon devant le siège de la Fédération arménienne de football dans le cadre d’une action menée par la société civile pour exiger une enquête juste et objective sur la mort de Vahé Avetyan1. En juin 2014, elle allait protester de la même manière devant la façade du bâtiment du club Afrikyan’s (fin du XIXe siècle) que les activistes tentaient de sauver de la démolition, hélas sans succès… Cette image forte mettant en évidence la culture comme un moyen de lutte contre l’injustice et la violence illustre bien la confrontation entre deux systèmes de valeurs que nous observons ces dernières années dans la société arménienne.
« Je suis violoniste de formation, ma deuxième spécialisation c’est le journalisme et actuellement je prépare un master en droit » se présente Zara Hovhannisyan, défenseure des droits humains. « Depuis mon enfance je remarquais les inégalités entre femmes et hommes dans les mœurs et coutumes de la société arménienne. Plus tard, en tant que journaliste, j’ai pu observer d’autres formes d’injustice, d’inégalités et de restrictions à la liberté d’expression en particulier durant les années sous la présidence de Kotcharyan, ce qui m’a poussé à m’engager activement dans la défense des droits humains » explique-t-elle. Cette mère de famille participe alors à tous les mouvements écologiques, féministes, et de protection des espaces publics qui se sont organisés en Arménie à partir des années 2007-2008. Aujourd’hui, elle poursuit son action militante pour une société plus respectueuse des droits humains notamment en tant que membre active de la Coalition contre la violence faite aux femmes (Coalition to Stop Violence Against Women) et du Groupe de suivi des établissements pénitentiaires (Prison Monitoring Group).
La condition de la femme et les efforts des ONG actives dans ce domaine sont les thèmes de la deuxième partie de notre entretien avec Zara Hovhannisyan (voir la première partie sur la Polémique autour de la Convention d’Istanbul parue dans notre édition précédente .
Comment et pourquoi a été créée la Coalition contre la violence faite aux femmes et quels sont ses objectifs?
La Coalition a été créée en 2010 suite au décès de Zaruhi Petrosyan, nouvelle victime de violence domestique, après avoir été battue sauvagement par son mari. La cruauté avec laquelle l’acte avait été commis a suscité une onde de choc au sein de la société. La victime, une orpheline, n’avait pas d’ayants droit pour défendre ses intérêts et la question s’est posée de savoir s’il n’était pas du devoir de l’Etat de protéger ses citoyens contre de tels actes abominables. Sept organisations de défense des droits humains ont alors créé la Coalition contre la violence faite au femmes.2
Le premier but de la Coalition était d’assurer une procédure équitable à travers la récolte et la soumission de preuves et la mise à disposition des avocats pour aider les représentants des victimes. Il convient de préciser que trop souvent les tribunaux, influencés par les stéréotypes véhiculés dans la société, prononçaient des peines clémentes à l’encontre des hommes violents. Dans certains cas, le meurtre était requalifié comme coups et blessures ou homicide involontaire. Pendant les procès, comme un fil rouge, la conduite et le comportement de la victime faisaient l’objet de longs débats pour faire valoir des circonstances atténuantes telles que des soupçons d’infidélité de la part de la victime. Les jugements étaient rendus sur la base d’une seule déposition, celle du meurtrier, appuyée par le témoignage d’un membre de sa propre famille. Dans les médias on parlait de « crime passionnel », ce qui contribuait à discréditer et éclabousser la victime.
Le deuxième objectif de la Coalition était de faire passer une loi pour prévenir la violence domestique. En 2013, un projet de loi rédigé par Women’s Rights Center et complété par la Coalition a été rejeté par le parlement sous prétexte que le gouvernement arménien n’était pas en mesure de financer les mécanismes d’aide aux victimes notamment des foyers d’accueil d’urgence. Plus tard, l’Union européenne a alloué des fonds à cette fin et une loi (« Loi sur la prévention de la violence dans la famille, la protection des victimes de violence au sein de la famille et la restauration de l’harmonie dans la famille ») a finalement été adoptée en 2017.
Notre troisième objectif était de sensibiliser la population à cette problématique. Il faut rappeler que pendant des années les autorités et une partie de la population niaient l’existence même de violence domestique en Arménie. La Coalition a déclaré le 1er octobre jour national de lutte contre la violence domestique. Le 1er octobre de chaque année nous organisons des actions de sensibilisation dans l’espace public, allumons des cierges en souvenir des victimes de violence domestique, distribuons des brochures, etc. Nous consacrons également 16 jours de l’année, du 25 novembre au 10 décembre, à la prévention de la violence sexiste. Nous organisons des campagnes d’information dans les provinces sur l’aide que les victimes peuvent recevoir en s’adressant aux bureaux de différentes ONG spécialisées, aux centres d’accueil d’urgence de nuit gérés par celles-ci ou bien en téléphonant aux hotlines mis en place par ces ONG ou la police. La Coalition a organisé des séances de formation pour les collaborateurs du bureau du défenseur des droits humains, qui peuvent aussi intervenir en cas d’alerte, et les assistants sociaux rattachés au ministère des affaires sociales qui travaillent dans les centres d’accueil pour les victimes de violence domestique.
Y a-t-il eu des changements après l’adoption de cette loi? Quelle est la situation actuelle?
Il y a effectivement une évolution. La police commence à prendre des mesures d’intervention rapides. Lors d’une première alerte, elle se rend sur place et donne un avertissement à l’auteur de la violence en lui expliquant les conséquences légales de son acte. La loi prévoit un travail avec l’agresseur pour mettre fin aux comportements violents et ainsi protéger les victimes mais ce service spécialisé n’existe pas encore en Arménie. Le ministère des affaires sociales, de son côté, a mis en place des mécanismes d’aide. Actuellement, il existe six centres étatiques de gestion de crise où les victimes de violence domestique peuvent obtenir un soutien psychologique, juridique et social ainsi qu’une petite aide financière leur permettant de se payer une consultation médicale. Les victimes sont orientées vers des centres d’accueil d’urgence de nuit gérés par les ONG membres de la Coalition, l’État ne disposant pas encore de tels centres.
Existe-t-il des statistiques comparées avec celles des pays de la région?
Nous ne disposons pas de statistiques comparées du nombre de cas de violence domestique dans les pays de la région. Cependant, je peux vous dire que la situation est bien meilleure en Géorgie, qui a déjà ratifié la Convention d’Istanbul. Il est à noter également que la loi sur la violence domestique y existe depuis plus de dix ans et que l’État propose tous les moyens d’aide et de soutien aux victimes. La Géorgie a réalisé d’importantes réformes dans le système éducatif notamment en matière d’égalité des sexes et a fait beaucoup de progrès dans la représentation des femmes en politique. Le fait que des postes clés traditionnellement « masculins » tels que ministre de la défense, chef de la police ou président de la république, peuvent être occupés par des femmes donne un signal fort à la société dans la lutte contre la discrimination liée au genre.
Qu’en est-il des statistiques nationales?
Je peux dire que les 3 hotlines de la Coalition, dont deux réservés aux victimes de violence domestique et un à celles de violence sexuelle, reçoivent annuellement environ 5000 appels. Quant aux chiffres officiels, la police a fait état de plus de 2600 appels au cours des 10 premiers mois de 2019. Parmi ces appels 84 concernaient des cas de violence sexuelle à l’égard des femmes et jeunes filles dont 54 contre des mineurs. Une triste réalité surtout quand on pense que beaucoup de cas d’agression sexuelle ne sont pas dénoncés à la police. Pire encore, il ressort de l’étude des données du Comité d’investigations que 47 pourcent des cas de violence sexuelle à l’égard des mineurs ont lieu au sein de la famille. Dans une société fermée où l’on parle très peu de la sexualité et de l’éducation sexuelle, les mineurs subissent davantage de tels agressions au sein de la famille.
L’adoption de la loi sur la violence domestique constitue certes un grand pas en avant mais elle n’est pas suffisante pour éradiquer la violence au sein de la famille. Quelles sont les autres outils de lutte contre ce fléau?
Le premier outil c’est l’éducation. Notre système éducatif est discriminatoire à l’égard des filles. Il est vrai que les écoles sont mixtes mais l’approche envers les filles est différente de celle envers les garçons. Cette attitude se manifeste dans les manuels scolaires et dans le comportement des enseignants. Le deuxième outil c’est le système judiciaire qui, à son tour, n’est pas sensible aux questions liées au genre. Nous assistons souvent à des traitements discriminatoires envers les femmes de la part des policiers, inspecteurs, procureurs et juges de sexe masculin qui portent les préjugés de la société arménienne. Il s’agit d’une lacune au niveau pédagogique car les droits humains ne sont pas enseignés aux futurs juristes. Le troisième outil c’est les médias. Bien qu’il existe des lois sur la radio, la télévision et les médias, elles n’arrivent pas à régler les problèmes liés aux inégalités sexuelles, à la discrimination et à la violence. Dans les séries télévisées arméniennes nous sommes très souvent confrontés à la promotion des inégalités, de la discrimination ainsi que de la violence physique et verbale à l’égard des femmes. Nous œuvrons afin que la violence tout court n’ait plus de place dans les médias.
Je pense qu’une prévention efficace de la violence domestique, outre de protéger les femmes et les enfants dans la famille, aidera à briser le cercle vicieux de la violence exercée à différents niveaux dans la société, par les plus forts contre les plus faibles. Elle contribuera ainsi au renforcement de l’institution de la citoyenneté et la stabilité de l’État dans lequel l’individu, indépendamment de son sexe et âge, bénéficie de la protection tant dans sa famille qu’ailleurs.
(Propos recueillis et traduits de l’arménien par Maral Simsar)
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(1) Officier de l’armée arménienne, Vahé Avetyan avait été brutalement battu par les gardes de sécurité du complexe hôtelier Harsnakar appartenant au magnat Ruben Hayrapetyan, qui était à l’époque le président de la Fédération arménienne de football. La victime avait succombé à ses blessures douze jours plus tard, déclenchant une série de manifestations de rue pendant plusieurs mois. Sous la pression populaire, Hayrapetyan avait démissionné de son poste de député au Parlement.
(2) www.coalitionagainstviolence.org. Actuellement la Coalition comprend 9 organisations: Women’s Resource Center, Women’s Rights Center, Women’s Support Center, Society Without Violence, Pink Armenia, Sexual Assault Crisis Center, Real world, Real People, Disability Info, « Agate » Rights Defense Center for Women with Disabilities et Spitak Helsinki Group.
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