ENTRETIEN AVEC ALEXIS KRIKORIAN
Pouvez-vous parler brièvement de votre expérience professionnelle et expliquer comment elle a contribué à votre engagement en tant que co-fondateur de HYSTART pour la démocratie et les droits humains en Arménie (y compris sa diaspora) et en Turquie.
En tant qu’ancien directeur, Liberté de publier de l’Union internationale des Éditeurs (UIE), j’ai été très tôt sensibilisé à la question des droits humains, en particulier en Turquie où la liberté d’expression a toujours été contrainte, bien avant les dérives dites « autoritaires » (certainement par pudeur dans la presse généraliste) de Recep Tayyip Erdogan. C’est en fait l’un des pays, si ce n’est le pays où la liberté de publier des livres est et a été le plus judiciarisée. Dans les années où j’étais en charge de cette question à l’UIE, on ne comptait plus les procès (innombrables) d’éditeurs, d’écrivains, de journalistes, etc. La première fois que je suis allé en Turquie, c’était en tant qu’observateur à un procès de l’éditeur Ragip Zarakolu devant une cour de sûreté d’Etat. Son crime? Avoir publié un livre sur les violations des droits humains par le régime issu du coup d’État de 1980. Monsieur Zarakolu a été le premier éditeur à publier en Turquie sur le génocide des Arméniens, avec feu son épouse Ayse Nur. Cela lui a valu de voir sa maison d’édition plastiquée l’année suivante. C’est quelqu’un de très important pour le combat en faveur des droits humains et de la justice en Turquie. Nous avons l’honneur de le compter parmi les membres d’honneur de notre association. Aujourd’hui, en tant que Head of Foundations à Amnesty International à Genève, je reste engagé pour les droits humains dont j’ai aujourd’hui une vision plus large, ce qui explique mon engagement dans Hyestart pour la démocratie en Turquie et en Arménie où nous avons par exemple participé en tant qu’observateur aux deux dernières élections législatives, dont celle qui a couronné la Révolution de Velours. Le combat pour les droits humains est fondamental, mais il ne peut que s’inscrire dans un cadre plus large pour la démocratie (et donc également pour l’État de droit et des élections libres et régulières). Les choses ne changeront vraiment en Turquie que quand elle deviendra une véritable démocratie et qu’il y aura eu une révolution copernicienne de l’État turc lui-même, de ce qu’il est et de ce qu’il représente. Pour l’Allemagne, l’imposition de cette révolution est venue de l’extérieur. Pour la Turquie, c’est notre conviction, cette révolution, si elle a lieu, viendra essentiellement de l’intérieur. C’est là le sens de notre engagement.
Vous gérez également le Fonds Vartanouche Krikorian pour la création littéraire arménienne contemporaine et la liberté de publier. Est-ce qu’il y a des restrictions sur la liberté de publier en Arménie? Si oui, dans quels domaines?
Notre engagement se porte plus, vous l’aurez compris, en matière de liberté de publier, sur la Turquie où cette dernière est plus que jamais menacée. Il faut voir, par exemple, la dernière loi que le parlement turc vient d’adopter sur les réseaux sociaux qui va encore limiter la liberté d’expression sur ces derniers (en obligeant par exemple les plateformes à répondre aux demandes de blocage ou de suppression de contenu dans les 48 heures, sous peine de lourdes amendes), alors que la Turquie était déjà le pays demandant le plus de retrait de contenu sur Twitter par exemple ou celui où l’accès au site Wikipedia a été bloqué pendant près de trois ans (des centaines de milliers d’autres sites sont et ont été bloqués en Turquie). La situation de l’édition (et de la distribution) en Arménie, peu développée, peut contribuer à expliquer le fait qu’il n’y ait pas vraiment de problème de liberté de publier en Arménie. D’ailleurs, au classement de RSF sur la liberté des médias, l’Arménie est classée au 61ème rang (la Géorgie au 60ème, la Turquie au 154ème, et l’Azerbaïdjan au 168ème). Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de problèmes de liberté d’expression en Arménie. En 2010, j’avais conduit une mission d’enquête en Arménie pour le compte de l’UIE et de PEN International. La mission avait conclu que les problèmes de liberté d’expression se concentraient essentiellement dans les médias audio-visuels, en premier lieu la télévision. Elle dénonçait également les agressions de journalistes. Nous avons eu vent que certains livres, abordant des thématiques dites sensibles, ne se trouvaient pas forcément en vente dans toutes les librairies, ce qui n’est évidemment pas normal. Concernant les livres, s’il y avait à l’avenir une censure en Arménie (quelle que soit la forme de cette dernière, y compris l’auto-censure de certains points de vente), nous la dénoncerons. Enfin, il nous semble aussi important de ne pas recriminaliser la diffamation en Arménie.
Le premier livre soutenu par la bourse du Fonds Vartanouche Krikorian a paru récemment aux Éditions Parenthèses. Il s’agit du livre « Au-revoir, Piaf » d’Aram Pachyan. Pourriez-vous présenter brièvement l’auteur du livre et expliquer les raisons de ce premier choix? Quels sont les critères de sélection de la bourse?
Aram Pachyan (né en 1983) est le jeune écrivain le plus lu ces dernières années en Arménie. Hyestart, qui s’est rendu à la fête du livre d’Erevan en novembre 2019, a aisément pu le constater. Lorsqu’il est apparu à cette fête, il y a eu une sorte de mouvements de foule. Les jeunes filles étaient très contentes de le voir arriver! D’abord remarqué pour ses nouvelles parues dans les revues littéraires d’avant-garde, il est devenu l’une des figures de la littérature contemporaine arménienne. Après avoir écouté son père chirurgien lire Jack London, il s’est nourri de Miller, Musil, Claude Simon, Michel Ange, Bach, Wenders…
Aram, que nous avons rencontré à de nombreuses reprises en Arménie est quelqu’un d’attachant et de modeste, alors que son livre est un best-seller.
Au vu de l’orientation de notre association, nous souhaitons soutenir une littérature contemporaine qui dit quelque chose de la société arménienne contemporaine, qui ait, si l’on peut dire, un angle un peu « politique » si l’on veut, qui montre que c’est une société vivante faite d’échanges, de contradictions et qui contribue, d’une manière apaisée, au débat démocratique dans le pays. C’est pour toutes ces raisons que nous avons sélectionné le livre d’Aram, qui est un livre sur l’univers militaire et sur les relations humaines dans un milieu clos. Il dit quelque chose de la société arménienne contemporaine.
Ce fonds ambitionne également de mettre en place un enseignement d’écriture créative en langue arménienne dans le domaine de la fiction avec une résonance sociale et/ou politique. Pouvez-vous nous en dire plus?
A moyen terme, le fonds ambitionne en effet de mettre en place, en partenariat avec des partenaires arméniens sur place, un enseignement d’écriture créative en langue arménienne dans le domaine de la fiction (qui a une résonance sociale et/ou politique) et de publier ou de concourir à faire publier les meilleurs textes sélectionnés à l’issue de l’enseignement – qui pourrait prendre la forme d’ateliers d’écriture – par un jury de spécialistes. Nous souhaitions avancer sur ce projet de manière concrète dès cette année. Nous devions aller en Arménie au moins à deux reprises. Mais le covid nous a conduit à annuler nos visites. Nous espérons pouvoir y aller à l’automne.
Pourquoi cette volonté de mettre en place un enseignement d’écriture créative? Renouer avec des canons disons plus classiques sur la forme pourrait avoir un intérêt, notamment dans une perspective d’accès au marché mondial.
Comment décririez-vous le paysage littéraire arménien à l’heure actuelle? Quels sont les défis auxquels les auteurs arméniens contemporains sont confrontés pour faire traduire leurs œuvres et se faire connaître en dehors de l’Arménie?
Le problème de base est celui du lectorat qui est faible numériquement et de l’absence de perspectives à l’exportation. Le marché intérieur arménien est par ailleurs en partie cannibalisé par les livres en langue russe. Il existe maintenant une poignée d’agents littéraires qui, sur le modèle anglo-saxon, concourent courageusement à la promotion de cette littérature arménienne à l’international. C’est d’ailleurs avec l’une d’entre elles que nous avons travaillé sur le livre d’Aram dont je tiens à préciser que la traduction par Anahit Avetissyan, qui est bien connue à Genève, est remarquable. Nous avons d’ailleurs testé 5 traducteurs et traductrices en Arménie avant de faire notre choix : Anahit était de loin la meilleure. L’éditeur Parenthèses a confirmé ce point en disant qu’elle avait fait un formidable travail.
Pour revenir à la promotion de la littérature contemporaine arménienne à l’étranger, il convient d’être présents sur les grands salons du livre où se négocient les droits. Le gouvernement arménien le fait avec le stand arménien du salon du livre de Francfort par exemple. Mais convaincre les éditeurs occidentaux de la qualité de cette littérature et de l’intérêt de se lancer dans sa diffusion en langue locale est nécessairement un travail de longue haleine. L’Arménie n’est pas souvent dans l’actualité internationale, mais on pourrait imaginer qu’un éditeur international soit intéressé par ce qu’il présenterait comme « le roman de la révolution de velours », par exemple.
A la fin, l’équation est bien entendu également économique pour un éditeur qui regarde sa colonne dépenses et sa colonne recettes attendues. Quelles peuvent être les recettes liées à la publication d’un livre arménien contemporain? A priori pas élevées. Il convient donc d’aider l’éditeur à publier en prenant en charge un poste de dépense important dans le cas de cette littérature étrangère, à savoir la traduction. C’est là qu’entre en jeu la partie bourse de traduction du fonds Vartanouche Krikorian.
Quoi qu’il en soit, il faut à la fin s’armer de patience: entre la première rencontre avec Aram et la sortie du livre le 17 septembre 2020, ce sont presque trois ans qui se sont écoulés.
Quels sont les prochains livres qui bénéficieront du soutien du Fonds Vartanouche Krikorian?
Nous travaillons sur la traduction du livre « Troisième sexe » de Jean-Chat Tekgyozyan qui se présente comme un roman féministe et aborde la vie de 4 actrices arméniennes. Lors de sa sortie, il avait suscité quelque émoi en Arménie avec une campagne un peu nauséabonde sur les réseaux sociaux. On pense aussi à un article du journal Hraparak qui avait descendu le livre (en se basant sur le seul titre du livre), dans un contexte de débat houleux sur la ratification ou non de la convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes par l’Arménie (convention que l’Arménie a signée en 2018).
https://www.hyestart.net/fonds-vartanouche-krikorian
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