UN HÉROS À CHEVAL ET UN ARC

par Philippe DERSARKISSIAN

Je suis à Carouge, le restaurateur de livres me tend mon ouvrage et d’un grand sourire me précise: «Je pense que vous serez heureux du résultat».

Il est vrai que nous partions de loin avec ce bouquin dont l’ensemble des livrets se détachaient.

Je lui avais précisé, 4 jours auparavant: «Je voudrais que vous restauriez cet ouvrage qui n’a aucune valeur pécuniaire, certes, mais, qui n’a vraiment pas de prix pour moi car il est… riche».

Cela l’avait fait rire, mais bien sûr, il comprenait la démarche.

En 1973 mon grand-oncle m’offrit donc: « Contes et légendes arméniens» à un moment de ma vie où comme beaucoup de gamins j’étais dans une période de «cape et d’épée»: de Zorro® aux trois mousquetaires jusqu’à ce livre de contes qui relate entre autres cette épopée de «David de Sassoun» dans lequel l’histoire et la légende s’entremêlent et forment une chanson de geste (datant du Xème siècle), un mythe,  l’un des piliers essentiels d’une nation et comme Hagop Turabian le précise dans son ouvrage «L’Arménie et le peuple arménien»:

«Les héros de Sassoun incarnent indiscutablement la volonté ferme du peuple arménien de vivre, son énergie farouche de résistance, son amour ardent de liberté et d’indépendance, sa fidélité inébranlable au principe du progrès et d’humanité, son attachement au sol ancestral, son patriotisme profond, enfin son dévouement admirable aux intérêts collectifs de la nation».

Située en face de la gare d’Erevan, au-delà de cette œuvre symbole absolue de liberté, massive, exagérément massive, avec un David dynamique, puissant et brave mais dont le visage ne reflète aucune violence sanguinaire. La volonté d’un peuple déterminée transparait dans cette statue et, donc aussi la volonté de l’artiste, Ervand Kotchar qui fut pratiquement banni en 1939 alors que cette œuvre de commande sur le thème «David de Sassoun» (place de la gare) n’entrait pas vraiment dans les critères du «réalisme socialiste» ni de ses «critères de beauté» et la statue fut détruite. Il fut donc emprisonné de 1941 à 1943 et puis, la liberté recouvrée, détruit physiquement, et aussi humilié, il n’accepta toujours pas et à juste raison, la soumission intellectuelle. Dans l’intervalle Staline meurt en 1953, Kotchar réapparait après 10 ans de bannissement et recevra en 1956 le titre honoraire d’artiste du peuple et on lui commanda de nouveau un «David de Sassoun» pour le site de… la place de la gare. Mais toujours en contradiction avec le réalisme socialiste, il écrira: «Il faut accepter que la pensée qui est une idée abstraite est également réelle, et l’art qui reflète les idées peut aussi être réaliste».

Ainsi le maître et le thème de son œuvre ne forment qu’un: ce David me rappelle étrangement cette «liberté guidant le peuple» de Delacroix.

Alors est-ce le combat contre l’oppresseur ou comme je l’ai lu, plus précisément une allégorie dans le contexte de l’occupation arabe de l’Arménie au VIIe siècle et l’invasion de Sassoun? Et dans ce contexte la volonté de David de…Taron (fils du roi Bagrat II) à repousser l’envahisseur? Ainsi la tentative d’assimilation des perses, des byzantins et en dernier lieu des arabes furent vouées à l’échec.

Alors parfois, juste un ouvrage pour enfant vous emmène loin dans l’Histoire, loin dans votre croyance, votre patriotisme, vos convictions, votre atavisme.

Ce David que je photographie en pleine action en train d’ôter avec force le glaive de son fourreau et, qui m’observe insistant, comme pour me dire:

«Je ne sais pas si tu t’es encore perdu dans Erevan, mon vieux, ou si tu es ici par conviction pour m’approcher, aux confins de cette citée presque 3 fois millénaire, mais dis-leur, là-bas, qu’ici, on a besoin de vous!».

Parfois un bouquin, devient un artzakank !

Voilà ce que m’a inspiré cette statue de David de Sassoun. Et, tout de même, me faire invectiver du regard par un héros mythique une forte (et rare…) expérience! Pour vivre – sans doute – la même: Station de métro Sasuntsi David.

Encore un autre monument dont le superbe cadre, érigé en 1957 et conçu par l’architecte Rafael Israyelian est, lui aussi, un symbole de résistance ! Dire de cet arc, juché sur son promontoire, qu’il met en majesté les paysages non moins grandioses et vertigineux que sont la riche plaine de l’Ararat et le mont Ararat lui-même, lorsqu’inondé de lumière ce joyau vous prend aux tripes dans un ciel d’azur qu’aucun nuage ne vient troubler, serait bien… faible: Car c’est bien au-delà de cela!

Les touristes accourent, smartphones et autres perches à selfies tendus, nous descendons de ce minibus, rapidement tout en cherchant le meilleur point pour faire la photo unique, que dis-je? LA photo unique! qu’en réalité tout le monde réalise de la même manière. Nous accourons comme pour rejoindre une source nous en désaltérer, nous en purifier, ouvrir grand nos yeux pour ne rien manquer de ce paysage comme si d’un coup il allait disparaitre.

Ô combien la magie du site coalise le peuple, le rend unique et indivisible face au gigantisme de notre Masis (5’137 m) et souligné par cet  Arc de Tcharents, Yéghiché Tcharents (1897-1937) qui aimait se ressourcer en ce lieu.

Il écrit: «Ô peuple arménien, ton seul espoir de salut réside dans ton unité».

L’arc de Tcharents un symbole de résistance, écrivais-je plus haut?

Écrivain et poète, résistant et combattant les Turcs, à Van en 1912, puis après les horreurs qu’il vécut, dont nous avons tous en tête les invraisemblables images, crut, dans un premier temps à cette utopie léniniste pour finalement s’y opposer et publier son «Livre de route», une fausse apologie de Staline. Dans cet ouvrage, un poème dont le titre est «Le message» avec un langage codé sous forme d’un acrostiche.

Ainsi en lisant la deuxième lettre de chaque vers dans le sens vertical, le message fut: «Ô peuple arménien, ton seul espoir de salut réside dans ton unité».

Qualifié de nationaliste par les soviétiques, et emprisonné dans une geôle politique à Erevan, il sera supprimé en 1937, malgré les soutiens indéfectibles de l’architecte Tamanyan et du peintre Sarian.

Il fut tout de même réhabilité dans un discours d’Anastase Mikoyan (un ponte de l’élite gouvernementale à Moscou) en 1954.

«Livre de route» fut son dernier ouvrage, un livre de réflexions sur l’Arménie mais Tcharents reprend aussi notre mythe, notre épopée, celle de David de Sassoun dans ce dernier ouvrage.

Un héros à cheval et un arc

«Ô peuple arménien, ton seul espoir de salut réside dans ton unité»!

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2023-09-12T18:54:47+02:00 07.07.23|ARMÉNIE & ARTSAKH, GÉNÉRAL|

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  1. DES PLAISIRS SIMPLES – artzakank-echo.ch 12 septembre 2023 at 18 h 52 min

    […] UN HÉROS À CHEVAL ET UN ARC […]

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