LA CÉLÉBRATION DES AIGLES

Philippe DERSARKISSIAN

Un paysage alpin ponctué de forêts denses. Ici, des montagnes tendues de vert comme si le créateur avait jeté sur leur flancs cette glèbe herbeuse couleur d’émeraude.

Plus loin des rivières sinueuses et limpides, et puis cet air si pur et vivifiant au sein d’une nature vallonée, et escarpée parfois, et qui invite à sa découverte.

Nous ne sommes ni à Fribourg, ni même dans le Haut-Valais, nous sommes carrément plus à l’est, tout de même, dans la province de Tavush et à 6 kms de Dilidjan. Une région que les guides nomment «la petite Suisse» de l’Arménie tant la beauté naturelle de cette région la rappelle.

Dilidjan est connu pour ses sources d’eau, ses sanatoriums: la destination santé et bien-être par excellence et, si j’ajoute à cela les caractéristiques du parc national de Dilidjan avec sa variété de plantes et d’animaux, tout ici illustre ou définit le mot de biodiversité, un appel à la randonnée.

Ensuite lorsque vous vous baladerez à Dilidjan, vous observerez les maisons traditionnelles en bois, ses rues pavées qui ajoutent à ce petit paradis cette sérénité, à tout juste à une heure et demie d’Erevan.

Il était donc évident que dans un tel site, la dimension spirituelle s’enracina aussi.

Alors au détour d’une vallée cachée et au beau milieu d’une forêt se cache un joyau: Le monastère de Haghartsin.

Il a été fondé au dixième siècle et nous savons aussi que sa première restauration (déjà!) date de 1184 par ordre du roi Georges III de Géorgie.

Khatchatour de Taron (né vers 1100 et mort vers 1184) ou Khatchatour Taronatsi était étroitement lié au développement de ce monastère. C’est sous son autorité et son influence qu’au tout début l’église Saint-Grégoire s’est au fil des années inscrite dans un complexe monastique qu’il n’aura jamais vu abouti (puisqu’il est mort vers 1184) mais qu’il aura instigué et projeté.

Khatchatour était un enseignant, un intellectuel influent, il a formé de jeunes moines. Ses écrits et ses poèmes qui nous sont parvenus mettent en exergue cette profonde spiritualité y compris avec l’école de musique qu’il fonda ici, au départ, grâce au roi Georges III de Géorgie qui le portait en très haute estime.

Nous pouvons affirmer qu’il a fait de ce lieu, lequel je l’espère vous découvrirez, un centre spirituel et éducatif dans cette Arménie médiévale.

Si comme l’écrit, Jean-Michel Thierry dans l’introduction de son (excellent) ouvrage sur l’Arménie médiévale: «Il y a deux façons d’aborder l’histoire d’un pays ou d’une civilisation: la voie littéraire qui puise aux sources écrites et la voie archéologique qui se fonde sur des données matérielles», j’ajoute, ma petite voie, en toute liberté: celle que Khatchatour venant pour la première fois en ce lieu, ait pu imaginer ce nom de Haghartsin, inspiré par les rapaces qu’il voyait au loin, qui était aussi le symbole de l’Arménie préchrétienne où ce rapace était associé conjointement à la divinité et à la royauté.

Cet aigle qui est – encore – l’emblème national arménien. Bien entendu.

Je reviens donc au titre de cette chronique et, comme chaque fois: sur l’étymologie.

«Artsin» signifie «les aigles» et «hagh » signifie le «jeu» par les mouvements concentriques que ces aigles opèrent en volant très haut mais «hagh» signifie aussi «la prière» ou le «vœu» ou encore «la célébration». «La célébration des aigles» me semblait donc tout indiquée.

Khatchatour remerciait son mécène, le roi Georges III, et puis cet oiseau si noble était aussi le symbole entre la terre et le ciel: Haghartsin!

Cependant la légende indique que deux évêques, venus pour la consécration solennelle de ce monastère, auraient remarqué que «le Saint-Esprit» descendait sur le monastère sous la forme d’un aigle en planant autour du dôme, et alors, pointant l’index vers les rapaces, se seraient écriés: Haghartsin! Haghartsin!

Je crois plutôt que Khatchatour avait aussi ce don de parler à l’oreille… des évêques.

Je me devais aussi de vous relater qu’une légende raconte que la Mère de Dieu avait guidé un chasseur jusqu’ici, à la suite d’un rêve. Il devait trouver un cerf caché dans le creux d’un arbre, ce qui s’avéra. Il trouva aussi une source et c’est bien à cet endroit que fut construit le monastère. L’arbre est toujours là, un tronc creux dans lequel on se glisse en faisant un vœu.

Nous sommes en 2008, c’est mon premier voyage en Arménie.

Nous quittons la route principale pour nous engager sur un chemin tout juste carrossable: direction Haghartsin. Nous nous arrêtons 300 mètres avant et finissons à pied. Oubliez l’air pur et vivifiant des montagnes. Nous sommes au beau milieu d’un chantier de rénovation et la poussière opaque des gravats vole au gré du vent. Des herbes folles poussent en façade aussi à la base du dôme de l’église Saint-Astvatsatsin (Sainte Mère de Dieu) et les bruits des marteaux piqueurs rivalisent avec le verbe haut des ouvriers qui s’affairent ici. Inutile de vous préciser que dans ce brouhaha et cette poussière, les aigles, historiquement présents avaient déserté l’endroit… Et nous n’étions que nous quatre à visiter un site en chantier.

Je me rends dans l’église de Sourp Stepanos et au beau milieu des gravats je discerne ce qui semble être une photo, un document… la photo officielle du catholicos Vasken 1er, celle que j’aurai bien souhaité réaliser en 1979 alors qu’il était venu bénir l’église de St-Etienne en France, j’avais 14 ans.

Mon père m’avait amené avec lui et tant bien que mal prit des photos médiocres au milieu de cette bousculade. J’étais frustré, impossible d’approcher le catholicos, les adultes me passaient devant, se signaient, se faisaient prendre en photo avec lui, dont mon père qui me donna son Kodak afin que je réalise le cliché tant espéré.

Et alors que le catholicos montait à l’arrière de sa berline pour partir, il baissa la vitre et de mon côté, je ne trouvais rien de mieux que de lui faire un clin d’œil pour avoir un contact visuel, il me le rendit doublé de sa bénédiction.

Alors ici en 2008, dans cette église St-Etienne, j’ai défroissé cette photo poussiéreuse et l’ai déposée au niveau du prie-Dieu. De Saint-Etienne en France à Sourp Stepanos.

La rénovation de ce complexe monastique aura duré un peu plus de 3 ans de 2008 à 2011 et entièrement financée (1,7 million de dollars) par le Sultan bin Mohammed al-Qasimi, un homme d’État émirati, dans

le but de renforcer les relations entre ces deux pays.

À savoir que cet homme d’État avait fait don d’un terrain pour la construction de l’église Saint-Grégoire aux Émirats Arabes Unis où de la communauté arménienne est en pleine croissance.

Alors visitant le site de Haghartsin, son Altesse avait précisé qu’il «pouvait y entendre la voix de Dieu» et il avait noté que le site avait grand besoin d’une restauration.

Ce qui fut réalisé avec brio. Depuis lors, il a été rapporté que cet homme avait accroché la photo de Haghartsin dans son bureau.

Nous y sommes retournés avec Naira en 2018. Et pour la première fois, j’ai vu les aigles qui planaient au-dessus du monastère et réalisaient de belles figures en tournant d’une manière concentrique au-dessus du Dôme. C’était déjà un signe.

Et m’engageant dans le monastère j’ai pu constater les détails d’une superbe restauration avec ces 3 églises: St-Grégoire l’Illuminateur (1213) dans laquelle se trouve – nous le supposons – la tombe de Khatchatour Toronatsi, l’église de St-Etienne ou Sourp Stepanos (1244) et Saint-Astvatsatsin (1281) et enfin le réfectoire (1281).

Caractéristique importante: Vous trouverez ici un bon nombre de Khatchkars (pierres croix) représentatives de l’art médiéval arménien.

Minas qui fut l’architecte du complexe avait œuvré ici dès le XIIème siècle et avait réalisé de la conception à la réalisation de l’ensemble des églises et en intégrant astucieusement et harmonieusement l’ensemble des édifices sans dénaturer le site dans lequel elles sont implantées.

Aussi l’exemple du tambour qui supporte le dôme de Saint Astvasatsine est absolument remarquable: il est ouvert et repose sur des pendentifs et il semblerait presque qu’il soit en apesanteur.

Je n’en ai pas terminé avec Dilidjan mais, pour cette fois, je laisse le mot de la fin au Sultan bin Mohammed al-Qasimi: «C’est un bien bel exemple pour le monde que les religions soient en harmonie les unes avec les autres. Grâce à cela, l’humanité peut mener une vie qui plait à Dieu durant sa brève existence physique.»

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2024-09-11T19:33:38+02:00 11.09.24|ARMÉNIE & ARTSAKH, GÉNÉRAL|