NOUS SOMMES NOS MONTAGNES

Philippe DERSARKISSIAN

Volontaire, fière et droite dans sa posture, revêtue d’un uniforme de camouflage, je me souviens de cette femme d’une quarantaine d’années entrant avec peine dans la cathédrale d’Etchmiadzine, prenant appui sur ses béquilles axillaires, un dispositif qui permet un soutien sous les aisselles. Une amputation sous le genou droit…

Un destin brisé par ce conflit dans le Haut-Karabagh. Les regards se détournent, les yeux s’embuent un peu.

Un grand nombre de femmes se sont engagées dès 1994, comme combattantes en première ligne ou comme soutiens logistique et médical, tireuses d’élite ou opératrices de mortiers.

Nous étions en 2008.

Alors dans ce lieu de paix, creuset de notre religion, de communion et de prières, elle incarnait, à elle seule, tout à la fois la douleur du monde, et des conflits non résolus et, beaucoup plus récemment, nous étions les témoins hagards de cette cohorte de désespérés qui fuyaient un territoire perdu et la folie des hommes.

En 2013 avec Naira, ma femme et moi-même nous découvrions pour la première fois la République d’Artsakh, et ne savions pas encore que ce fût la dernière.

La route qui nous conduit était riche de sites divers que nous avions visités au fil de nos venus comme les chutes de Shaki, le monastère de Tatev, Goris, ou le site de Karahunj, autant d’endroits que vous connaissez peut-être et que j’ai évoqués ici.

Sergei, mon beau-père, nous précisa que nous étions plus ou moins à 150 km de Stepanakert. «Il y a un site naturel que je voudrais vous faire découvrir»..

Il se gare et je vois un panneau sur lequel est inscrit «Devil’s bridge» (le pont du diable).

La rivière Vorotan a érodé la montagne au fil des siècles et a creusé un pont. Sous ce pont vous observerez des piscines naturelles avec leurs nuances de couleurs, du bleu au vert en fonction des minéraux qui les composent. On peut s’y baigner car elles ont des propriétés bienfaisantes.

Mais le temps était incertain (et nous n’avions pas nos maillots!).

Le nom de «Devil’s bridge» provient d’une légende populaire selon laquelle se serait le diable qui aurait créé ce pont pour attirer les voyageurs imprudents, vulnérables «aux forces mystérieuses de la gorge du Vorotan». Le site en vaut la peine.

Je me réjouis d’avoir pu visiter le monastère de Gandzasar car c’est évidemment impossible aujourd’hui depuis les évènements que nous connaissons.

Le toponyme «Gandzasar» signifie «la montagne des trésors» (de «Gandz» qui signifie «trésor» et sa «montagne») en raison des mines d’argent.

Le monastère a été consacré le 22 juillet 1240, son plan est en forme de croix et la coupole centrale repose sur un tambour octogonal.

Des scènes bibliques, des motifs végétaux et encore des symboles sacrés, l’ornent. Des inscriptions en arménien relatent son histoire.

C’est l’un des centres spirituels du Haut-Karabagh et fut jadis le siège du catholicos de la région.

Ce monastère est entouré d’un mur d’enceinte fortifié, à l’image des monastères médiévaux.

Entre 1991 et 1994 des tirs de roquettes ont endommagé l’église principale et détruit le bâtiment monastique.

Mais le monastère et l’église furent entièrement restaurés.

Une roquette s’était fichée dans le mur d’enceinte et n’avait pas explosé, elle fut désamorcée et laissée sur place, pour une raison que j’ignore ou comme témoignage de l’histoire…

En 1986, Bakou considérait ce monastère comme un «monument de la culture matérielle de l’Azerbaïdjan». J’ose espérer qu’avec une telle quali-fication, il ne sera pas détruit.

La visite de la forteresse d’Askeran avait été planifiée par Sergei. Elle se trouvait à une quinzaine de km au nord de Stepanakert et fut construite au XVII siècle sur la base d’un fort plus ancien, lui-même bâti au Moyen Âge à ce même endroit dans le village arménien de Maïraberd.

Nous voyons la citadelle se détacher au loin, et suivre le dénivelé de la colline avec sa double rangée de murs d’une hauteur de 9 mètres, ponctués de grandes tours qui servaient d’autant de points d’observation et qui la rendait imprenable.

Nous descendons de notre véhicule, Sergei nous précède et s’arrête les bras en croix: «prends quelques photos car nous n’irons pas plus loin et il me désigne au sol des petits panneaux de mise en garde, plantés au ras du sol sur lesquels étaient inscrit «Danger mines!». À savoir que l’endroit, en bon état, avait été restauré à partir de 2002 car gravement endommagé durant la guerre de 1988 à 1994. Nous partons.

Nous arrivons à Stepanakert. L’architecture de cette ville est très soviétique avec un mélange d’architecture arménienne traditionnelle.

Aujourd’hui annexée, son nouveau nom est Khankendi car elle se nommait ainsi avant 1920.

C’est Staline qui, pour des raisons géostratégiques, décida de placer le Haut-Karabagh sous l’autorité de la République Socialiste de l’Azerbaïdjan il y a 100 ans, alors qu’il était peuplé en majorité d’Arméniens et que c’était notre terre historique et, qu’il exprimait de surcroit son souhait d’être rattaché à l’Arménie. Cet éternel «diviser pour mieux régner» et aussi, la triste réalité et l’injustice que nous vivons aujourd’hui sont l’héritage de ce dictateur pour renforcer son influence dans la région. 100 ans après nous en payons les conséquences humaines avec des guerres successives et fratricides mais aussi géographiques avec la perte d’une partie de notre pays.

Le plan de Stepanakert fut dessiné par Alexandre Tamanyan, l’architecte d’Erevan: Sa statue imposante se trouve par ailleurs au pied de Cascade à Erevan où il semble étudier un plan, les mains posées de part et d’autre de celui-ci.

Afin de marquer son attachement au christianisme, nous observons une immense croix en acier laquelle du haut de ses 50 mètres surplombe la ville depuis 2017.

L’un des intérêts principaux de cette ville est la statue monumentale (9 mètres de hauteur) du sculpteur Sarkis Baghdassarian et avait été réalisée en 1967.

En tuf rouge flamboyant, c’est le buste de «mamik yev babik» (la grand-mère et le grand-père) épaule contre épaule, sans piédestal, juste deux têtes posées sur le sol, les visages de deux paysans qui visualiseraient aussi l’Ararat, puisque les bustes forment deux montagnes.

La sculpture a été nommée «Nous sommes nos montagnes» par Bagrat Ulubabyan, écrivain arménien, historien, docteur en sciences historiques, poète, romancier et dramaturge.

Les représentants soviétiques, venus à Stepanakert en 1968 pour l’inauguration de l’œuvre, auraient demandés à l’artiste: «Ces personnages n’ont-ils pas de jambes?»

Et l’artiste de répondre: «Mais si, mais elles sont profondément enracinées dans leur terre».

Clamons-le ainsi plutôt que de juste affirmer que nous sommes «résilients».

Nous sommes nos montagnes!

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2024-11-16T22:58:59+01:00 16.11.24|ARMÉNIE & ARTSAKH, GÉNÉRAL|