par Philippe DERSARKISSIAN
Septembre 2010, c’est mon deuxième voyage en Arménie.
Je me promène dans les rues du centre d’Erevan, pour «prendre l’atmosphère» et puis, comment traduire ce sentiment de liberté et de félicité mêlées?
Peut-être, juste par ces quelques mots: Ici, je suis chez moi.
L’immersion et la pratique linguistique font que j’arrive à converser simplement. Mais, après tout, entre mes lacunes, mon arménien approximatif, et, pour clore: Mon arménien occidental… Je me trouve un peu dans la position du suisse-allemand en voyage en Allemagne: nous parlons la même langue avec des différences de mots parfois, de prononciation aussi… Mais peu m’importe: La communication va bien au-delà de la linguistique et des carences de vocabulaires et puis… je n’apprendrai jamais rien en me taisant !
Il fait chaud sur cette place de l’Opéra et Naira m’a rejoint comme prévu, Il fait chaud mais tout de même un peu moins qu’à Tsitsernakaberd, le mémorial dédié aux victimes du génocide, situé sur les hauteurs d’Erevan et que j’avais décidé de visiter comme je l’avais fait deux années auparavant, pour le recueillement, le souvenir et le respect de nos martyrs.
Les architectes de ce site, Arthur Tarkhanyan et Sashur Kalashyan ont su conjointement rendre ce lieu parfait dans sa sobriété: il est fort sans être massif, il est majestueux tout en étant d’une extrême simplicité, il est dédié aux victimes du génocide: Douze stèles de granit sont ainsi disposées en cercle et protègent et abritent une flamme éternelle. Plus loin une longue pointe effilée de 44 mètres, en granit elle aussi et divisée en deux parties, symbolise la renaissance arménienne et les deux Arménies orientale et occidentale sont ainsi liées. En outre, un petit musée raconte l’histoire du génocide avec des clichés provenant, entre autres de photographes allemands (car à l’époque l’Allemagne était une alliée de la Turquie).
Un monument témoigne aussi du soutien de beaucoup de personnalités politiques comme Jaurès ou Péguy et, enfin, toutes les personnalités politiques qui visitent Erevan plantent ici «leur arbre» et dédicacent une petite plaque commémorative.
Je rejoins donc Naira à la place de l’Opéra et nous nous dirigeons vers le confort d’une terrasse.
L’Arménie «cosmopolite» se rencontre ici. Entre autres la génération des 35-40 ans tous disséminés dans le monde occidental et qui se retrouvent, sans jamais aucun rendez-vous et… au fil du hasard. Ils ont fréquenté les mêmes écoles ou universités à Erevan et puis sont partis aux USA ou en Europe. Naira fixe une personne «là-bas, c’est Mika, nous étions à l’université» Nous l’appelons, Il est étonné aussi, bien sûr, lui s’est installé aux USA.
Alors Genève… alors les USA… nous refaisons le monde… et Mika me demande en anglais: «Que prévois-tu de faire demain, j’aimerais vous montrer quelque chose de plutôt insolite et qui va t’intéresser».
Moi: «Que veux-tu dire par «insolite»?
Mika: «Non, non! Cela: Il faut le voir et puis si je t’en parlais tu risquerais d’être méfiant… je viens vous chercher en voiture demain? Vous habitez de quel côté?
Moi: «La rue Papazian, et puis… méfiant: non mais curieux: oui!»
Mika arrive, il est 9.00 du matin et il fait déjà un peu chaud, nous montons dans la voiture et nous nous dirigeons vers le nord d’Erevan.
Je lui demande: «Alors parle-nous de cet endroit insolite…»
Mika: «Nous allons y arriver d’ici 5 minutes tu verras…»
Un long mur d’enceinte relativement haut, et juste une petite porte d’entrée, il gare son véhicule. Il nous demande d’attendre ici, et va sonner à la porte. Il entre et ressort avec une dame quelques minutes après nous demandant de les rejoindre.
Une dame, sans doute octogénaire, nous salue et me précise en désignant mon appareil photo: «No photo».
Mika me précise que ce sont des personnes qu’il connait bien et qu’elles ne souhaitent absolument aucun touriste, ici. «S’il te plait ne donne jamais cette adresse à quiconque». Je promets.
Alors Naira et moi-même, sommes plutôt interloqués, pas méfiants, car la situation n’est pas spécialement inquiétante, mais interrogateurs. Nous passons la porte d’enceinte, traversons une petite allée et pénétrons dans la maison. Une maison simple avec un étage et construite en tuf brun et un toit à quatre pans.
Nous sommes dans le hall de la maison, un hall assez large et notre hôtesse me regarde de nouveau en me demandant de ne pas faire de photo… et là, l’histoire commence…
L’histoire commence mais en 1984 Tosya (celle qui vient tout juste de nous recevoir) peste contre son mari, Levon (aujourd’hui décédé), car, une fois de plus, elle est allée chercher des patates au marché, c’est l’hiver, il fait froid, et comme chaque année Tosya demande à Levon, qui ne s’exécute jamais, de lui creuser une fosse dans le jardin afin d’y entreposer les patates…
Levon un peu découragé, aussi un peu honteux décide de le creuser, ce satané trou. Cette fois-ci, oui, il va le réaliser ce travail. Sauf que c’est l’hiver et que le sol est complètement gelé. Alors il se ravise et décide de creuser le trou dans la maison. Dans une alcôve située dans le hall d’accueil de la maison et muni d’une lourde masse et d’un burin il s’attèle à son œuvre, Il demande à Tosya de lui apporter un peu d’eau pour se désaltérer, mais il tombe dans une profonde torpeur tout en étant conscient, une lumière apparait et une voix lui précise qu’il est en train de tomber malade mais que cela n’est rien, car il vivra 96 ans et cette même voix lui indique de continuer de creuser et de creuser encore «et tu feras ce que nous te dicterons suivant les mesures exactes que nous t’indiquerons chaque fois que ce sera nécessaire».
Tosya nous ouvre la porte, nous précède, et nous invite à la suivre. Je vois une descente d’escaliers assez raide d’une quarantaine de marches. Nous descendons avec prudence un escalier creusé à même la roche, à même le tuf, et à mi-parcours Tosya se tient devant un trou où nous sentons un courant d’air froid sans être frais, elle précise à Mika qui me traduit que c’est un courant énergétique et qu’il est bon de s’y exposer. Naira me sourit comme si elle me disait: «Nous sommes chez des allumés assez haut perchés», nous continuons de descendre après cette halte et nous arrivons à 10 mètres peut-être 12 mètres sous le sol naturel dans un endroit, creusé avec des voutes qui culminent à 8 mètres, des successions de colonnades excavées ainsi que des niches et un autel et pour finir un énorme crucifix, tout cela creusé dans le tuf et joliment mis en lumière par Tosya qui n’aura jamais pu obtenir une fosse pour ses patates finalement…
Levon a travaillé ici durant 22 ans de 1984 à 2006 et a remonté des tonnes et des tonnes de terre dont il chargeait sa vieille bagnole, une «Jigouli» (pour les non initiés c’est une Lada, en fait, une Fiat 125). Nous visitons un mini-musée où sont exposés les masses que Levon a utilisées années après années de plus d’un kilo et demi chacune et que l’on soulève facilement, mais comment imaginer utiliser ce type de matériel tout une journée?
Je vois même une coupure de «Paris-Match» dans laquelle Levon est photographié et montre son œuvre… Comment un journaliste de «Paris-Match» a pu découvrir ce site?
Si Tosya m’a fait promettre de ne jamais divulguer son adresse, j’ai tout de même pu acquérir un DVD qu’avait réalisé sa fille sur l’œuvre de son papa.
Je pense parfois à cette découverte et je n’y crois pas moi-même… et alors que je visionne en streaming un reportage sur Romy Schneider, j’ai envie de finir ici en reprenant ce qu’avait dit une journaliste (qui citait Nietzche) sur cette grande actrice: «Il faut avoir du chaos en soi, pour accoucher d’une étoile qui danse».
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