Philippe DERSARKISSIAN
Août 1992, nous sommes à Marseille où je me suis installé.
Je suis avec un compatriote, sur le promontoire, situé juste au pied de Notre-Dame de la Garde, la fameuse «Bonne-Mère» qui surplombe la cité phocéenne.
Il a un visage buriné par la fatigue et les épreuves du temps, un regard pénétrant et déterminé, et dans ce jour d’été déclinant où Marseille rougeoie et resplendit sous un soleil couchant, la ville ne rayonne subitement plus et elle s’allume lentement à la faveur de la nuit.
Il me dit: «Arpar, c’est vraiment beau! Merci»
«Oui, c’est vrai, cette ville est vraiment splendide et comme tu ne la connaissais pas, il fallait, bien-sûr que tu la découvres, déjà, depuis en haut!»
«Arpar, tu ne comprends pas…Toutes ces rues éclairées, c’est cela qui est juste formidable pour moi…Tu vois…Chez moi à Leninakan en ce moment, nous sommes très très loin d’un tel confort.
Le prêtre qui officiait à l’église arménienne du Prado, à Marseille, le père Zadig, un ami, qui avait officié à l’église de St-Etienne où je vivais, m’avait joint et demandé si je ne pouvais pas accompagner le temps d’une soirée, Martin Pashayan qui était venu d’Arménie afin de récolter des fonds et sensibiliser la diaspora marseillaise au sujet de son école française de Leninakan, (qui s’appelle Gyumri, aujourd’hui) et dont il était le fondateur et le directeur.
Cela faisait déjà presque 4 ans que le séisme d’une magnitude 6,8 sur l’échelle de Richter avait détruit les villes de Spitak (l’épicentre du séisme), Leninakan (Gyumri) et Vanadzor (Kirovakan, à l’époque).
Près de 30’000 morts et encore 530’000 sans-abris le 7 décembre 1988 à 11h41.
Alors ce soir-là Martin Pashayan me raconte sa détermination et son engagement dans un français pur.
Universitaire, puis éducateur très engagé pour la promotion du français et de la culture française à Gyumri, il fut le directeur du «Lycée français» et œuvra au développement de la francophonie.
Le 7 décembre 1988, son école fut détruite et bon nombre de ses élèves moururent sous les décombres. S’en retournant chez lui il constata que sa femme et ses enfants avaient eux aussi péri.
Il fit le serment de reconstruire son école, mobilisa des partenaires français, les élus des villes de Marseille, Grenoble, Issy-les-Moulineaux ainsi que des organisations arméniennes présentes en Arménie: KASA, SPFA, l’UGAB et une nouvelle école aux normes antisismiques sortit de terre avec la première pierre posée par Jacques Toubon, ministre de la culture et de la francophonie, le 8 juillet 1994. En 1999 l’école réouvra et accueillait 1’700 élèves.
Le 15 mai 2020 Martin Pashayan a été élevé au grade d’officier dans l’ordre des palmes académiques par l’ambassadeur de France en Arménie, Monsieur Jonathan Lacôte en reconnaissance des services rendus à la culture française.
Dans l’intervalle Martin Pashayan se remaria et eut d’autres enfants.
En mars 2021, il nous quitta et «l’école N° 10» (en Union soviétique les écoles étaient juste numérotées et celle-ci était le dixième établissement scolaire de Leninakan) donna son nom à l’établissement en reconnaissance de son dévouement.
Je m’étais souvent demandé comment sur une zone sismique comme l’Arménie ce que les architectes avaient pu imaginer comme techniques de construction afin que tout de même nos églises et nos monastères résistent aux caprices de la nature en passant au travers des siècles.
Ainsi donc dès l’antiquité (4ème siècle) et ensuite au Moyen-Âge, nos architectes développèrent différentes techniques:
L’utilisation de la pierre taillée en tuf ou basalte, des pierres qui sont tout à la fois flexibles et solides, elles étaient assemblées sans mortier ou très peu, afin d’absorber les vibrations qui permettait aussi un déplacement horizontal plus souple sans dislocation.
Pour une plus juste répartition des forces, nos églises sont plus compactes et massives avec une faible hauteur qui réduit le risque d’effondrement, et les formes géométriques simples, comme les plans en croix, offrent une meilleure répartition des forces.
Les dimensions des pierres diminuent vers le haut: de 1 mètre x 2 mètres dans les assises inférieures, à 0,50 m x 0,80 dans les assises supérieures.
Les coupoles reposent sur des tambours polygonaux plutôt que circulaires car ils offrent une meilleure résistance aux torsions sismiques.
D’autre part la technique rejoint le spirituel, car la coupole symbole du divin repose sur un plan en croix, carré, illustrant l’union entre le terrestre et le céleste. Nous trouvons des interstices entre certains blocs qui permettent l’absorption des chocs sismiques, aussi des arcs de décharge, c’est-à-dire des structures en arc sont intégrées dans les murs pour répartir les charges et canaliser les forces sismiques.
Les fondations sont très profondément ancrées et renforcées par des couches alternées de pierres et de graviers servant d’amortisseurs et d’absorbeurs lors des secousses telluriques.
Grâce à ces innovations, la cathédrale d’Etchmiadzine (IVème siècle), les églises de Sanahin ou de Haghpat (Xème siècle) ont résisté à de nombreux tremblements de terre.
Aussi une technique pour prévenir d’un tremblement de terre imminent:
Tatev fut construit en 1295 et l’église St Pierre et Paul de ce monastère construite sur les fondations d’une ancienne église elle-même bâtie en l’an 835-848.
Et déjà une technique prédictive au 9ème siècle!
Au monastère de Tatev, je remarque un pilier octogonal appelé «Gavazan» (à l’époque une explication en plusieurs langues expliquait l’utilité de ce Gavazan). Il était surmonté d’un khatchkar, et le socle de ce pilier était construit sur un dispositif oscillant qui permettait au pilier de bouger comme un balancier sur sa base sans ne jamais tomber.
Tellement sensible que je le faisais bouger juste avec mon index et sans imprimer une force trop importante. Un peu plus haut sur le pilier des cintrages métalliques munis de clochettes émettaient un bruit à chaque mouvement du pilier et prévenaient d’un tremblement de terre imminent et l’oscillement de la colonne du degré d’importance du séisme à venir: Un détecteur conçu au 9ème siècle!
Évidemment, tous ces exemples sur les différentes techniques ne sont pas exhaustifs. Nos monuments sont les fondements de notre arménité.
Du temple de Garni, symbole du polythéisme, à Etchmiadzine …
Notre architecture est notre livre d’histoire et toutes ces techniques cumulées au fil du temps, le pouvoir d’encore la lire aujourd’hui.
…Et à l’image de Martin, toujours reconstruire ou restaurer ce qui a été détruit ou malmené
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