Philippe DERSARKISSIAN

Le président Macron l’avait proclamé alors que les deux cercueils de Mélinée et de Missak Manouchian allaient être panthéonisés: «L’Arménie est la petite sœur de la France»

La dernière fois, je vous relatais ici, l’histoire de ces deux Isabelle:

Elles sont à elles deux les pierres angulaires de cette fusion des deux mondes qu’étaient l’Orient et l’Occident, nous sommes au Moyen-Âge, en 1188.

Elles furent les dignes représentantes des familles franques qu’étaient les Lusignan ou la dynastie locale d’Antioche et fermement épaulées par deux rois qui furent leurs bras stratégiques et armées alors que dans l’ombre elles s’occupaient de diplomatie.

Précision: Pourquoi parle-t-on de famille «franque» et non «française»?

Les Francs étaient un peuple germanique installé en Europe occidentale dès le IIIème siècle. C’est à partir de 1250 (au Moyen-Âge tardif) que la nation française va éclore.

Donc notre première, Isabelle d’Antioche, épouse du prince Levon II de cet État d’Arménie de Cilicie, insuffla et entreprit les premières relations de l’Arménie d’avec la France, nous sommes en 1188.

Mais Isabelle mourut prématurément en 1190. Le prince Levon II fut reconnu roi par Rome en 1198 et devint officiellement le roi Levon Ier.

Armoiries de la maison de Lusignan (Source : Wikipedia)

Notre deuxième Isabelle (Isabelle d’Arménie), fut le fruit d’une deuxième union (1210) d’avec Sybille de Lusignan (originaire de Poitiers en France). Isabelle aussi se maria deux fois:

En 1221 avec Philippe d’Antioche (originaire de Normandie). Mais le désir de ce dernier de vouloir imposer beaucoup trop violemment le clergé latin au détriment de l’Église arménienne le desservira: il fut destitué et empoisonné en 1225.

Cependant ce mariage ne fut pas que l’union de deux trop jeunes héritiers (car Isabelle avait 6 ou 8 ans et Philippe D’Antioche 18 ou 20).

Il fut le symbole de l’Arménie se liant à la culture franque, se liant aussi aux chevaleries de Champagne et de Normandie et donc à l’univers des cours françaises.

Et pour Philippe, Antioche se rapprochait d’un royaume oriental, lequel partageait la même foi chrétienne tout en conservant l’identité de ses propres rites.

La cour de Cilicie s’occidentalise, le droit féodal prend forme; c’est-à-dire que le cadre juridique qui précise les relations entre seigneurs, vassaux et paysans s’organise dans cette société médiévale.

Aussi l’héraldisme se développe et les chevaliers portent donc des signes distinctifs sur leurs boucliers, bannière et autres sceaux et ce, afin d’être clairement identifiables durant les combats.

Nous savons aussi que des troubadours provençaux trouvèrent asile auprès des princes arméniens.

Tout cela marquera à jamais la mémoire arménienne: Désormais les princesses du royaume sont plutôt appelées à se tourner vers l’Occident lorsqu’il s’agira de s’unir par le mariage: Ces unions devinrent des passerelles culturelles et non simplement que des unions diplomatiques.

Isabelle d’Arménie convola en secondes noces avec Héthoum, un seigneur de Babéron en Cilicie, qui deviendra par le mariage le roi Héthoum Ier et aussi le père fondateur de la dynastie des Héthoumides. De cette union, 8 enfants naquirent dont le futur roi Levon III.

Mais quelle est l’origine de cette relation entre le royaume de Cilicie, (dès 1188), pour la France et l’Occident?

En 1095 Jérusalem était sous le contrôle des Turcs seldjoukides, un peuple musulman qui avait conquis la majeure partie de Levant. Jérusalem à la fin du XIème siècle était déjà sous domination musulmane depuis 638 suite à la conquête des arabes.

Dès lors le pape Urbain II, fait un appel à la chrétienté d’Occident, afin qu’elle se soulève et reprenne Jérusalem.

La première croisade fut donc prêchée à Clermont car il fallait impérativement protéger les pèlerins chrétiens qui se rendaient là-bas.

Dès 1097 c’est la France qui fournit la part essentielle de la chevalerie croisée, laquelle pro-venait de toutes les régions de France (Champagne, Normandie, Provence, Aquitaine). Les Croisés franchirent les frontières de l’Asie Mineure jusqu’à l’Arménie cilicienne alors que les Arméniens étaient pris en tenaille entre les puissances byzantines et musulmanes: ils virent à leur frontière des frères de foi et non pas des envahisseurs alors qu’ils n’avaient de cesse de subir l’oppression des empires voisins: Une espérance et des alliances nouvelles allaient enfin voir le jour.

De leur côté les chevaliers français découvrirent des communautés arméniennes très ferventes, solidement ancrées à leur foi.

Les contacts furent chaleureux, les Arméniens guidèrent les Croisés dans les montagnes. Ils mirent aussi à leur disposition des chevaux, des vivres, et des amitiés se scellèrent: Elles muteront en alliances durables avec en toile de fond des mariages des princes et princesses des deux mondes.

Certes l’Arménie avait déjà perdu ses hautes terres et s’était repliée vers la Cilicie en y fondant un royaume prospère tournée vers la mer et donc, bien entendu, le commerce, mais elle restait un royaume fragile, enclavé tout de même, avec cette menace musulmane omniprésente… Les Croisés, sous l’égide des familles princières de France, purent offrir cette protection inespérée.

Levon II d’Arménie l’avait compris: Chef habile, fin diplomate, il comprit que la survie du royaume passait par le rapprochement d’avec Rome tout en ménageant le clergé arménien et qu’il fallait en outre s’allier aussi par le sang aux seigneuries franques de Syrie et de Terre sainte. Isabelle d’Antioche, sa première femme engagea donc les premières relations diplomatiques d’avec l’Occident et malheureusement elle mourut prématurément… Mais le processus était engagé.

Mais quid de la dynastie des héthoumides?

Blason de la dynastie des Héthoumides (Source: Wikipedia)

Levon III (fils d’Héthoum Ier et d’Isabelle d’Arménie) devint roi en 1269.

Le royaume devait encore faire face aux Mamelouks d’Égypte et aux Turcomans que Levon III vainquit. Il fit même aussi des incursions en Syrie avec l’aide des Mongols partiellement christianisés à cette époque.

Le royaume était cependant affaibli. Levon III décèdera en 1289. Mais pas moins de 15 enfants (oui, 8 fils et 7 filles!) naquirent de son union (1272) d’avec Kyranna de Lampron et c’est l’un de ses fils, Ochine d’Arménie, qui lui succèdera.

Ochine chercha à restaurer l’ordre au sein du royaume et régna jusqu’en 1320.

Ochine d’Arménie était le soutien de l’union des Églises arméniennes mais aussi catholique romaine car il avait besoin d’un soutien efficace contre les menaces extérieures: Il fallait renforcer les liens avec l’Occident latin quand bien même le clergé et la population en générale restaient fermement attachées à l’orthodoxie arménienne

Ochine d’Arménie se maria donc – bien stratégiquement – 2 fois avec… deux Isabelle (encore deux autres!)

Avec l’arménienne, Isabelle de Korikos, une des plus puissantes familles de Cilicie, avec laquelle il eut un fils (1309) le futur roi Levon IV d’Arménie. Ensuite Isabelle, la reine consort d’Arménie, fut écartée du pouvoir et nous perdons sa trace. Elle mourut vers 1323 et certains historiens avancent qu’elle aurait été éliminée.

Ensuite, en 1316, Le roi Ochine épousa en secondes noces la latine Isabelle d’Anjou, elle-même liée à la famille royale de Chypre par les Lusignan, afin de renforcer les alliances occidentales. Aucun enfant ne naitra de cette union et Ochine d’Arménie mourra en 1320.

En attendant la majorité de Levon IV la régence fut assurée par Ochine de Korikos (un oncle d’Isabelle), un personnage influent, et cette régence devint rapidement une domination étouffante sous son emprise puissante à tel point qu’il maria de force sa fille au roi Levon.

Devenu majeur, Levon IV fit, ni plus ni moins, qu’exécuter, en 1329, sa femme, et encore Ochine de Korikos ainsi qu’une très grande partie de cette puissante famille, et se maria avec la princesse Constance d’Aragon, en 1330.

Constance était reliée aux familles royales de la Méditerranée (de France, d’Espagne et d’Italie).

Levon IV dut faire face à des luttes internes permanentes entre les barons arméniens, les factions pro-byzantines, pro-mongoles, pro-latines. Il était en outre favorable à une union avec l’Église catholique ce qui le rendit impopulaire. Il essaya de donner un nouveau souffle aux alliances latines de Chypre, de Naples et de France face aux menaces des Mamelouks d’Égypte.

Il fut assassiné en 1341 par ses propres barons en raison de sa politique pro-latine.

De cette union d’avec Constance, naitra la princesse Soldane d’Armenie. Mais avec la mort sans héritier de Levon IV, le destin de la dynastie Héthoumide aurait pu être définitivement scellé

Mais la nature, tout comme l’histoire par ailleurs ont horreur du vide. Deux derniers rois héthoumide se succédèrent :

Constantin V, de 1344 à 1362, descendant d’un frère d’Héthoum 1er, et Constantin VI, de 1362 à 1373, cousin germain du précédent. Et tous les deux furent assassinés.

Cette hécatombe était due au fait que depuis les héthoumides jusqu’au Lusignan, tous les monarques ne souhaitèrent qu’une assimilation de l’Arménie cilicienne à l’Occident, et non juste une intégration, ou des échanges culturels et une diplomatie, qu’à la finalité, seules nos différentes Isabelle avaient tenté d’instiller dans ce monde devenu trop violent.

Enfin, Léon V de la maison de Lusignan régna de 1374 à 1375. Il était le fils de Jean de Lusignan et de la princesse Soldane d’Arménie (et donc le petit fils du roi Levon IV). Il fut couronné à Sis, capitale de la Cilicie en 1374.

En 1375 les Mamelouks d’Égypte conquirent le royaume d’Arménie et Léon V fut capturé et emprisonné au Caire de 1375 à 1382. Il fut ensuite libéré grâce à l’intervention du roi de Castille et du roi de France et vécut en exil à Paris où il reçut une pension de Charles V puis de Charles VI de France et mourut en 1393. Il fut inhumé en grande pompe à la nécropole des rois de France à Saint-Denis. Situation assez exceptionnelle du seul roi étranger enterré parmi les Capétiens et les Valois.

En français moderne son épitaphe est la suivante: «Ci-gît très noble et excellent prince de Lusignan V, roi latin du royaume d’Arménie, qui rendit l’âme à Paris le 29ème jour de novembre de l’an de grâce 1393. Priez pour lui».

Liée par une fraternité qui est née dans le tumulte des croisades et nourrie par le sang des alliances, la France et l’Arménie sont deux nations dont l’amitié est scellée à jamais dans la pierre de Saint-Denis.

L’Arménie est bien la petite sœur de la France.

Lire aussi du même auteur:

DEUX ISABELLE ET … DEUX LÉON EN UN!
LES 4 FANTASTIQUES
MAGNITUDE 6,8
MYTHOLOGIE ET ARMÉNIE PRÉCHRÉTIENNE
LIBERTÉ!!!
UNE JOURNÉE À VAYOTS DZOR
LA SOURCE DU FLEUVE
LE HASARD ET L’INSOLITE
LAISSEZ-VOUS PORTER
LE MONASTÈRE RUPESTRE
UNE JOURNÉE SUR LE LAC
DES PLAISIRS SIMPLES
TROIS SOMMETS ET UN POINT CULMINANT
UN HÉROS À CHEVAL ET UN ARC
DU PREMIER ROI D’ARMÉNIE… À L’ANASTYLOSE!
LA CITADELLE DANS LES NUAGES
LA TÊTE DANS LES ÉTOILES
LE REPOS DES SOLDATS
LA CÉLÉBRATION DES AIGLES
NOUS SOMMES NOS MONTAGNES